Rire, intelligence, et politique
Par Lise Facchin
Les Trois Coups
Une émission de radio culturelle est arrêtée par la direction de la chaîne – coupure de budget, mutation… on connaît ! Ce soir, c’est la dernière et les cinq animateurs sous pression vont se livrer à une émission improbable. Drôle, intelligent, et bougrement loufoque.
Tout commence dans une impatience diffuse : tandis que le public termine de s’installer, des comédiens entrent et sortent, vérifient la table de son, concentrés, sérieux, tendus, arpentant l’espace plein de recoins du cloître des Carmes. Puis le décompte s’amorce : « Antenne dans dix minutes », « Antenne dans cinq minutes », etc. Quand le voyant rouge s’allume enfin se trouvent alors alignés devant leur micro à mousse cinq animateurs fleurant joliment le tournant des années 1960. Et le public a déjà compris qu’il n’allait pas s’ennuyer.
Pourtant, c’était une gageure de porter à la scène une émission de radio n’étant pas, par essence, destinée à être vue mais entendue. Des bonshommes assis à une table en train de parler dans un micro, voilà une situation dramaturgique qui risquait donc de s’épuiser rapidement… Pour autant, ce collectif d’acteurs-metteurs en scène a su anticiper la monotonie. D’une circonstance circonscrite et figée, ils ont fait naître une constellation d’espaces de jeu, poussant facétieusement jusque dans la galerie haute du cloître.
Un grand plaisir cathartique
Dans une gêne palpable, annonce est faite aux auditeurs de l’arrêt de l’émission. La discorde éclate alors, virulente, entre les animateurs. Le premier excuse un peu servilement la direction de la chaîne, le deuxième parle de « mutations », « d’effet général plus large », et le troisième hurle au « social-traître » pointant du doigt le deuxième qui a déjeuné le jour même avec le directeur de la chaîne… Le ton est politique et railleur, les rouages du pouvoir à l’occidentale en prennent pour leur grade. Au fil des reportages animaliers ou scientifiques, courriers des lecteurs, synthèses improvisées, ce sont autant de Scud et de prétextes à l’analyse, servis avec un bel esprit, fin et cultivé. À la palme de l’humour francophone, les Belges sont invaincus, et le Raoul Collectif à la fois surprenant et intelligent n’a pas démérité.
Quelques faiblesses, bien sûr. Comme ces ruptures un peu trop nettes dans les séquences qui donnent l’impression de ne pas aller au bout d’une proposition, ou ces intermèdes musicaux un peu malheureux où leur belle technique les change instantanément en petits chanteurs à la croix de bois. Pourtant, au diable les imperfections : on se régale et on rit presque tout le temps… Non seulement le texte est d’une grande qualité, mais les comédiens, de surcroît, sont excellents. Qui a eu un peu d’activité militante s’est senti en famille. Égaux dans le jeu, les préférences vont aux personnages… en fonction de notre histoire politique sans doute. Pour ma part, j’avoue ma sensibilité pour les deux radicaux de gauche (Romain David et Jérôme de Falloise). Tout y est : le costume, les mimiques, la voix qui traîne, l’intellectualité conceptuelle et la nervosité rageuse pré‑68, les cigarettes brûlées jusqu’aux doigts, les champs lexicaux, les timbres allusifs et les emportements…
À bout portant sur Tina
Le clou du spectacle, c’est assurément l’arrivée de Tina, personnage incarnant la phrase de Margaret Thatcher « There is no alternative ». En voilà une sacrée belle idée ! Dans sa jupette de députée européenne, elle éclate de contentement de soi, clamant son omnipotence et son éternité… Ra‑vie. Après une interview en règle, une question se pose. La seule qui vaille sans doute à contempler l’ampleur du désastre. Peut-on tuer Tina ? L’idée de départ est plus que bonne, et on se tient les côtes… mais je suis restée sur ma faim, comme si cette idée n’était pas allée au bout de sa proposition.
Il n’empêche que rire de ces lourds carcans intellectuels qui plombent l’horizon politique et tirer très fort la langue à un monde qui broie les possibles est un bienfait en soi qui devrait être remboursé par la Sécurité sociale. Le public aura une heure et demie durant tout à la fois exulté, ri, et moqué les cinquante ans de politique qui ont façonné les ornières du monde occidental contemporain. Et ça, franchement, ce n’est pas rien, surtout quand Anne Hidalgo est dans la salle… Espérons que cela puisse lui inspirer quelques idées… d’alternatives ! ¶
Lise Facchin
Rumeurs et petits jours, de Raoul Collectif
Mise en scène : Raoul Collectif
Avec : Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret, Jean‑Baptiste Szézot
Assistant à la mise en scène : Yaël Steinmann, Rita Belova
Assistant à la scénographie : Valentin Périlleux
Costumes : Natacha Belova
Création lumière et régie générale : Philippe Orivel
Création et régie son : Julien Courroye
Régie lumière : Isabelle Derr
Photos : © Christophe Raynaud de Lage et Céline Chariot
Cloître des Carmes • place des Carmes • 84000 Avignon
Réservation : 04 90 14 14 14
Site : http://www.festival-avignon.com/fr/
Du 17 au 23 juillet 2016 à 22 heures, relâche le 21 juillet 2016
Durée : 1 h 20
Tarifs : 28 € │ 22 € │ 14 € │ 10 €
Tournée :
- Du 27 septembre au 2 octobre 2016 au Théâtre national de Bruxelles (Belgique)
- Du 11 au 15 octobre 2016 au Théâtre de la Croix‑Rousse, Lyon
- Du 18 au 19 octobre 2016 au Carré‑les‑Colonnes de Saint‑Médard‑en‑Jalles
- Le 22 octobre 2016 à l’Agora Theater de Saint‑Vith (Belgique)
- Le 25 octobre 2016 au centre culturel de Nivelle (Belgique)
- Du 2 et 25 novembre 2016 au Théâtre de la Bastille, Paris
- Le 29 novembre 2016 au Forum de Meyrin
- Le 1er décembre 2016 au Théâtre Palace de Bienne (Suisse)
- Le 1er mars 2017 au centre culturel de Ciney (Belgique)
- Du 14 au 15 mars 2017 à la maison de la culture de Tournai (Belgique)
- Le 16 mars 2017 au centre culturel de Soignies (Belgique)
- Le 18 mars 2017 au Théâtre de Châtillon
- Du 21 au 25 mars 2017 au Théâtre de Liège
- Du 4 au 7 avril 2017 au Trident de Cherbourg
- Du 20 au 22 avril 2017 au Théâtre Royal de Namur (Belgique)