« Sallinger », de Bernard‑Marie Koltès, Théâtre de Ménilmontant à Paris

« Sallinger » © D.R.

La mort à New York

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Metteuse en scène en devenir, Mathilde Boulesteix continue à faire ses gammes avec les dramaturges français contemporains. Sa trilogie sur le thème de la perte, qui réunit une pléiade de jeunes comédiens, s’arrête cette fois sur l’une des premières pièces de Koltès, « Sallinger ».

Mathilde Boulesteix avait présenté à Avignon en 2011 J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, de Jean‑Luc Lagarce. Dans cette pièce, un jeune homme revient mourir dans le foyer familial, entouré de ses sœurs. Avec sa compagnie L’Instant précis, en résidence à Tarbes, Mathilde Boulesteix a créé deux nouveaux spectacles, eux aussi en lien étroit avec la question de la disparition prématurée d’un être cher. Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit, de Melquiot, et Sallinger, de Koltès, mettent en avant comme la pièce de Lagarce la figure centrale du fils trop tôt parti. Les vivants, eux, confrontés à l’expérience de la perte et du deuil, se lamentent, se consolent, interrogent la mémoire familiale… Si l’unité thématique garantit la cohérence du projet, celui-ci permet aussi de mesurer la diversité des écritures et des sensibilités qui sont celles de ces trois auteurs majeurs de la scène contemporaine.

Sallinger est une œuvre plutôt échevelée, librement inspirée d’un récit de l’écrivain américain J. D. Salinger. Un texte de jeunesse que Koltès a écrit sur commande et qu’il n’a pas souhaité voir publié de son vivant. Située à New York dans les années 1960 (le texte date de 1977), la pièce évoque la triste fin du Rouquin, un jeune homme qui s’est suicidé à la veille de son départ pour la guerre du Vietnam. Koltès a toujours été fasciné par la démesure et la violence de New York, comme il l’était par la jeunesse en révolte, et c’est bien l’intensité particulière qui se dégage de la pièce qui fait encore aujourd’hui son intérêt, quelles que soient ses imperfections par ailleurs. Cette violence concerne aussi bien les rapports intrafamiliaux – le huis clos familial est centré sur les rapports tumultueux qu’entretiennent le frère et la sœur du Rouquin, Leslie et Anna – que la perspective du conflit armé.

Mettre en scène la mort

Au cœur de la trilogie conçue par Mathilde Boulesteix se pose la question de la représentation de la mort et du deuil. Dans le cas de Sallinger, mettre en scène la mort est d’autant plus problématique que le disparu est bien présent, venu hanter les vivants comme un spectre (on sait combien Koltès, jeune, fut fasciné par Shakespeare). Une fois ce parti pris accepté, les rapports entre les personnages s’éclairent (un peu), et l’on suit non sans plaisir cette espèce de fantaisie aussi mouvementée que macabre. Si, à l’époque, le style de Koltès se cherche encore, on repère d’emblée son emploi très singulier et très libre de la tirade et du monologue, et son écriture à la fois exigeante et très moderne. Le texte est porté vaillamment jusqu’au bout et les comédiens – parmi lesquels se distingue, entre autres, Julie Salles dans le rôle de la petite amie – interprètent avec conviction cette famille déboussolée et ces jeunes gens en plein désarroi.

Même si certains éléments de la scénographie sentent un peu le procédé, il y a indiscutablement de bonnes idées de mise en scène dans ce Sallinger. En particulier la représentation, très fidèle à Koltès, d’une jeunesse qui parle la bouche pleine et met les pieds sur la table (ou, dans le cas de telle demoiselle, s’assied les jambes écartées). La place accordée à la musique populaire est bienvenue, et l’atmosphère nocturne et les ambiances de boîte de nuit sont également bien rendues. Quand le Rouquin enfile son treillis militaire, on songe fugitivement à Roberto Zucco, qui terminera l’œuvre de l’auteur. Peut-être peut-on souhaiter que le spectacle évolue de manière à rendre pleinement justice aux scènes de crise les plus violentes et les plus intenses, car quelques-unes paraissent encore trop statiques pour le théâtre débridé d’un écrivain qui aimait jouer avec l’inconfort du spectateur. 

Fabrice Chêne


Sallinger, de Bernard-Marie Koltès

Texte disponible aux éditions de Minuit

Mise en scène : Mathilde Boulesteix

Avec : Fabrice Avenard, Simon Balteaux, Maxime Berdougo, Mathilde Boulesteix, Mylène Crouzilles, Antoine De Giuli, Vladimir Golicheff, Isaure Lapierre, Laure Nicolas, Julie Salles

Assistante à la mise en scène : Isaure Lapierre

Scénographie : Mathilde Boulesteix

Lumières : Antoine De Giuli

Théâtre de Ménilmontant • 15, rue du Retrait • 75020 Paris

Métro : Gambetta

Réservations : 01 46 36 98 60

www.menilmontant.info

Le 20 janvier 2015 à 20 h 30

Durée : 2 heures

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