« Sans faire de bruit », Louve Reiniche-Larroche, cie Nachepa, Critique, Centquatre, Jeune Théâtre National, Festival Impatience 2024, Paris

Toute ouïe

Léna Martinelli
Les Trois Coups

Le jury du Festival Impatience a couronné « Sans faire de bruit » de la cie Nachepa, déjà lauréate en 2023 du Prix Beaumarchais SACD. Seule en scène, Louve Reiniche-Larroche s’inspire de la perte d’audition de sa mère. Avec Tal Reuveny, elle fait la part belle aux différences et donne un écho retentissant à celles et ceux dont les voix résonnent trop peu. Une onde de choc ! Un spectacle cocasse et touchant.

Chaque année, le Festival Impatience sélectionne des pépites de la création émergente. Cette 16édition a présenté 9 spectacles dans 6 lieux en Île-de-France (Centquatre-Paris, Théâtre 13, Jeune Théâtre National, TLA scène conventionnée d’intérêt national à Tremblay-en-France, Les Plateaux Sauvages, Théâtre de Suresnes Jean Vilar, avec Télérama). 4 prix ont été décernés : Prix du Public à Cécile Morelle / cie Le Compost (La Trouée, road-trip rural) ; Prix Lycéen et Prix SACD à Clémentine Colpin / cie Canicule (Annette) ; Prix du Jury à la cie Nachepa (Sans Faire de bruit).

Oreilles grandes ouvertes sur le monde

Pour ce dernier, Louve Reiniche-Larroche a recueilli des témoignages, dans une sorte d’enquête intime, concernant un mystérieux « évènement » : « Ta mère, elle encaisse, elle dit rien (…) elle encaisse tout le temps », dit Suzanne, sa grand-mère. Et pour cause, sa fille Brigitte est devenue sourde comme un pot ! Comment faire face à cette situation qui chamboule les repères, recompose les relations, donne un nouveau sens à la vie ?

Dans une fresque sonore aux personnages invisibles, ce vécu traumatique prend forme peu à peu, dans une approche quasi psychanalytique. Via un minutieux travail de synchronisation labiale, les proches de Brigitte prennent corps au fil d’enregistrements, retransmis sur scène par la comédienne, seule en scène. Loin de s’apitoyer, Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny livrent des portraits incisifs : la perspicacité de la petite ou la sensibilité à fleur de peau de la bru contrastent avec l’écoute flottante des hommes. Ces scènes cocasses amenuisent l’aspect dramatique de cet « accident », dont la teneur reste longtemps énigmatique.

Un rien suffit à poser le décor : un fauteuil roulant, un abat-jour, un guéridon où trône une boîte à mouchoirs, autant d’objets bientôt étouffés et détournés. L’espace de jeu est délimité au sol par de la feutrine, une matière qui absorbe tout bruit. Quand on comprend ce qui est vraiment arrivé, on bascule dans une dimension fantastique. Dans un espace réduit, la mise en scène associe alors chaque élément du décor à un personnage, désormais sans visage. Transfiguré, chacun porte ensuite visuellement la perte d’audition. De l’obscurité naît la voix de la mère, celle qui était jusque-là au cœur de tous les témoignages. Elle nous raconte enfin sa version, dans un poignant face-à-face avec l’enquêtrice.

Portraits sensibles

De la personnification à l’incarnation, ces procédés et le traitement spécifique du son contribuent à la réussite du spectacle. Stridences métalliques, amplifications, déformations… Plus de babiement, ni de blabla. Place aux bruits ! Grâce à la création sonore de Jonathan Lefèvre-Reich, « tout se crée, se perd et se transforme au gré de ce que l’oreille perçoit », précise la metteuse en scène. « Le silence est froid. Le silence est mort. Le silence fait peur », explique Brigitte. Pour déjouer les angoisses, pour rompre la solitude, l’amour va s’imposer dans une atmosphère ouatée.

D’emblée, Sans faire de bruit met donc le son au centre du dispositif scénique pour évoquer son absence, sa nécessité et son essence. Intégré au processus d’écriture, l’enregistrement est l’élément premier, celui qui fait naître les membres de la famille, alors même que la victime vient de perdre jusqu’à son identité, sans parler des dommages collatéraux. Que se passe-t-il quand sa musique intérieure est dissonante, quand on n’entend plus, ni la « voix des gens aimés », ni celle de ses patients ? Surtout lorsque le métier est d’écouter… Bien qu’intime, cette histoire parle à tous, car l’environnement sensoriel détermine en grande partie notre façon d’être au monde.

Langage des signes

Dans cette partition particulièrement délicate, Louve Reiniche-Larroche est remarquable. Tout en articulant les paroles, elle change d’intonations, trouve le souffle et le geste adaptés aux personnalités. Des caricatures non dénuées de tendresse. Traversée par les sons, la comédienne donne chair à chacun par un réel engagement physique : mouvements, coordination, rythmique… Diplômée de l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq, Tal Reuveny l’a très bien dirigée.

Ce jour-là, la qualité du silence à la fin de la représentation en disait long… La profondeur du propos, l’originalité de cette forme hybride – entre autofiction et documentaire – la prestation de l’interprète nous ont touchés en plein cœur. Sans faire de bruit a fourni l’occasion de découvrir la cie Nachepa qui se nourrit d’investigations, de faits de société, de parcours insolites, d’archives : « D’une histoire particulière vers l’histoire universelle ». La prochaine création approfondira cette recherche artistique : Ça parle de toi s’inspire d’une autre histoire réelle : dix ans après l’accident grave de sa meilleure amie qui lui a fait perdre sa mémoire, c’est cette fois-ci Tal Reuveny qui se lance dans l’écriture, afin d’éviter de perdre elle-même le fil de cette amitié brutalement effacée.

En attendant la belle tournée qui s’annonce pour Sans faire de bruit (spectacle accessible aux personnes sourdes et malentendantes en 2025-2026), on a hâte de découvrir ce second opus. Le Festival Impatience remplit ainsi ses objectifs de mettre en lumière les artistes incontournables de demain, comme (entre autres) Julie Deliquet, Élise Chatauret, le Raoul Collectif, Fabrice Murgia, Chloé Dabert ou Thomas Jolly.

Léna Martinelli


Cie Nachepa
Mise en scène : Tal Reuveny

Avec : Louve Reiniche-Larroche

Création sonore : Jonathan Lefèvre-Reich
Scénographie : Goni Shifron
Création d’objet : Doriane Ayxandri
Création lumière : Louise Rustan
Dès 12 ans
Durée : 1 heure
Centquatre hors les murs • Jeune Théâtre National • 13, rue des Lions Saint-Paul • 75004 Paris
Du 14 au 16 décembre 2024
De 3 € à 10 €
Réservations : en ligne • Tel. : 01 53 35 50 00
Dans le cadre du Festival Impatience, 16édition du 10 au 19 décembre 2024
Pass Impatience pour les 9 spectacles : de 15 € à 30 €
Billetterie : en ligne • Tel. :  01 53 35 50 00 • Mail
Tournée ici (Aventurine & Cies) :
• Du 7 au 9 février 2025, Le Bellovidère, à Beauvoir (89)

• Le 28 février, à Prades-le-Lez (34)
• Du 6 au 15 mars, Théâtre Paris-Villette
• Du 3 au 5 avril, La POP, à Paris

• Du 21 avril au 4 mai, Festival Komidi, La Réunion
• Le 15 novembre, La Courée, à Collégien (77)
• Du 17 au 20 novembre, Les Bains-douches, Le Havre
• Les 24 et 25 novembre, Supernova, Sorano, à Toulouse
• Le 27 novembre, Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine, à Bordeaux
• Les 4 et 5 décembre, Université de Tours et Théâtre Olympia
• Le 10 janvier 2026, Espace Michel Simon, à Noisy-le-Grand
• Les 4 et 5 février, Le Pommier, à Neuchâtel (Suisse)
• Les 6 et 7 mars, La Paillette MJC, à Rennes
• Les 10 et 11 mars, Théâtre de Guingamp
• Du 16 au 20 mars, Théâtre du Beauvaisis, à Beauvais
• Du 3 au 12 avril, L’Estive Ariège Foix (tournée itinérante)
• Le 23 avril, Théâtre des 4 Saisons, à Gradignan
• Les 28 et 29 avril, Théâtre d’Angoulême
• Du 6 au 9 mai, Théâtre Nanterre-Amandiers

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Un homme qui fume c’est plus sain », du Collectif Bajour, par Laura Plas
Les lauréats du Festival Impatience 2016, annonce
« Lotissement », de Frédéric Vossier, Festival Impatience 2016, par Léna Martinelli    

Photos : © Fred Mauviel

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