Scènes de rue à Mulhouse

Urbaindigènes-Chantier © Stéphanie Ruffier

Jouer dehors, encore

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

La fenêtre de tir était très étroite, mais le festival des arts de la rue de Mulhouse est parvenu à faire fuser quelques belles salves d’irrévérence, de rire et de poésie. 59 représentations, dans ce département qui a été le premier durement touché par la pandémie : bravo pour la persévérance ! Quasi un miracle.

« Vivre ensemble le monde d’après, sur les ruines du monde d’avant, au présent ». Sous le rire, le nouveau spectacle-chantier des Urbaindigènes affronte une vraie gageure. Comment continuer à composer avec les autres et les abruptes « réalités » économiques et sociales ? Comment bâtir du sens ? Avec Chantier ! La tournée du coq, la compagnie d’acrobates jurassiens s’y attèle très concrètement. Au programme : une ambitieuse ode à l’énergie collective, l’érection d’un espace de tous les possibles et une tentative de revivifier la participation citoyenne. Rien de moins !

Cela commence comme une réunion de gôche (rappelant en cela Obsolètes, de la compagnie À demain j’espère) : « Personne ne prend de décision, tout le monde est d’accord ». On essaie d’édifier ici, au milieu de la grande place Franklin, un préau en bois massif avec trois imposantes fermes et de magnifiques traverses (les termes techniques ont leur importance et participent à la poésie de l’ensemble). Mais « il y a quelque chose de pourri » dans le monde de la charpente, comme dans les associations humanitaires (et au royaume des arts de la rue, depuis qu’on doit s’ajuster aux injonctions préfectorales de plus en plus contraignantes). Qu’il est difficile de négocier, de trouver sa place, de valoriser la lenteur et le goût du travail bien fait ! Avec ce spectacle, on retrouve avec plaisir le talent des Urbaindigènes : scènes de combat burlesques, langue hardie et inventive, chutes spectaculaires, troupe hâbleuse en perpétuel mouvement.

Une couleur discrètement politique affleure dans des saillies sur la démocratie, le progrès, la finance, comme sur la souffrance des ouvriers et le « toujours plus vite ». On y interroge aussi le rôle des constructions dans l’espace public. Sur l’imposant moyeu central est brossé à grands traits le temps des cathédrales, des compagnons et les enjeux de la mécanisation. C’est parfois un peu trop didactique, ça gueule excessivement de tous côtés et le rythme de cette première est inégal.

Toutefois, l’ensemble réactive avec à propos la pensée de Charles Fourier le phalanstérien : comment habiter ensemble ? comment investir un lieu commun ? De grandioses images tapent fort comme celle de ce public encordé pour soulever une partie de l’édifice ; ou encore cette parodie, bière à la main, de la fameuse photo des ouvriers perchés au-dessus de Manhattan sur la structure métallique d’un gratte-ciel. La convergence finale fédère également l’enthousiasme : plaisir simple d’être ensemble, de se regarder. On rêve de danser et de palabrer là des heures, sous ce magnifique cirque sans chapiteau, dans cette agora ouverte aux quatre vents. Il y a dans ce projet architectural quelque chose de la cathédrale de l’avenir d’Appia, du théâtre de nulle part qu’on replacerait au cœur de la cité. On s’y prend à imaginer une refondation conjointe des lieux et des liens sociaux (la revue Agon avait consacré un article passionnant à ces utopies de la scène). Voilà une construction qui, en tous cas, nous relève et nous soulève !

Des rues qui se tiennent (presque) sages

Se relever, nous en avons grand besoin en cette période qui nous assène tant d’injonctions et de restrictions contradictoires. Car, pour se maintenir, le festival a dû se plier à des consignes de sécurité drastiques. Alors on plie l’échine dans ces files d’attente derrière des barrières Vauban, sous la menace de comptes-brebis qui limitent la jauge, rappelés à l’ordre sur les distances, les liens de parenté… Et c’est donc assis, masqués, avec l’interdiction de boire et de manger, alors que c’est permis sur les terrasses voisines, que nous avons assisté à un des inénarrables récits fleuves d’Arnaud Aymard (Spectralex), Canoan contre le roi Vomiir.

Si ce n’est pas son meilleur seul en scène, on ne boude pas le plaisir régressif de retrouver son style inimitable à la fois halluciné et candide ! Il y polit digressions foutraques, auto-complaisance guillerette, dialogues en suspens (« Je finirai ma phrase plus tard ») et économie de moyens (une toge en draps mal fichus, un tambourin merdique et roule ma poule). Son pouvoir magnétique – son personnage n’apparaît que tous les cent ans, en hologramme, au passage de la comète Altaïr – réside principalement dans la maîtrise d’un art exquis de la description pointilliste, d’hilarants dialogues schizophréniques et des petites piques rituelles envers le public qui en redemande. Une belle épopée !

Si le théâtre dans les cours a réussi à se maintenir, les déambulations ont été purement et simplement interdites par la préfecture ! Générik Vapeur et Les Arts Oseurs ont vu leur spectacle annulé quelques heures à peine avant leur représentation sous prétexte de public debout et mouvant. Pourtant, les rues commerçantes de Mulhouse étaient parcourues de chalands tout aussi mobiles et groupés. Et l’on pouvait déambuler le soir dans la douce féérie des feux de Carabosse qui émaillaient le centre ville. Aberrant !

La mairie de Strasbourg avait, quant à elle, permis et géré des spectacles de ce type lors de la dernière édition du Farse deux mois plus tôt. On parle d’ailleurs de formes déambulatoires autour du grand sapin pour les fêtes de fin d’année. Comment s’y retrouver dans ces subtilités préfectorales locales ? Se réinventer, encore et encore. Trouver d’autres formes, sans doute, dans un monde où les règles du jeu changent perpétuellement. Mais quelle douleur quand on a, comme les Arts Oseurs, préparé patiemment en amont l’immersion du spectacle dans la ville : collages de silhouettes sur les murs, formation d’un chœur de femmes… Le dimanche, avec Générik Vapeur, ils ont choisi de proposer autour de leur piano ambulant de courtes retrouvailles en musique, histoire de se redonner du baume au cœur.

eve-is-a-seller-kubra © stephanie.ruffier
« Eve is a seller », de Kubra Khademi © Stéphanie Ruffier

En l’absence de lieu festif pour réunir les festivaliers (encore un coup du Covid qui réduit tout spectacle à l’os, sans convivialité), c’est sur le marché du samedi matin que nous avons trouvé l’ambiance que nous aimons tant dans la rue : surprise, irruption, décalage et tendresse. Là œuvrait Kubra Khademi, jeune et courageuse afghane féministe qui répétait comme un mantra « Bonjour, je m’appelle Eve, je viens du paradis. » Sur son étal qui trône au milieu des autres vendeurs de primeurs, un goût de fruit défendu et la disposition des marchandises laissent rêveur : une banane pénètre gaillardement une goyave, deux gros choux fleurs exhibent de fiers tétons de groseille, des piments flanqués de deux grains de raisins voisinent une tubercule aux formes très suggestives… Les badauds constituent le véritable spectacle : il est savoureux de voir s’allumer l’étonnement dans un œil, de saisir un geste de recul ou une curiosité aiguisée. Des femmes voilées gloussent et engagent la conversation, de vieux messieurs demandent les prix et des précisions. Eve the seller laisse chacun réagir, se contente de répéter avec candeur : « C’est les fruits du paradis ».

Tandis que les bruissements autour de cette performance vont bon train, ce n’est pas la sexualité mais la cuisine qui fait parler sur le stand le plus proche, autre thème pour tisser du lien social. Morgane Audouin, de la compagnie Raoui a déposé un carton : « Je cherche la recette des msemens. ». Avec son assistante Fatima, rencontrée sur le marché, et des passants, cette prometteuse ancienne étudiante de la Fai-ar échange recettes, anecdotes, évocations de l’Algérie. Une judicieuse mise en bouche. Elle offre un beau préambule à son spectacle Nenna qui privilégie, lui aussi, l’échange, la transmission, la générosité. Cette création aborde avec la même acuité et humilité les douleurs de l’exil, la figure de la grand-mère, la puissante force rassembleuse et aimante de la cuisine. Une démarche artistique aussi fine que la semoule. 

Stéphanie Ruffier


Scènes de Rue • Centre-ville • 68100 Mulhouse

Les 17 et 18 octobre 2020

Spectacles gratuits, dans l’espace public

À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ Morgane Audouin dans le Panorama sur la promotion 2019 de la Fai-Ar, par Stéphanie Ruffier

☛ Farse, festival des arts de la rue de Strasbourg, par Stéphanie Ruffier

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant