Photographie
des « petits réalistes ¹ » du monde culturel d’aujourd’hui
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
« Trilogie du revoir », écrite en 1976 par Botho Strauss, révèle, au sens photographique, la solitude et l’angoisse tapies derrière les discours stéréotypés du milieu bourgeois. Le tableau vivant qu’en fait Benjamin Porée ne manque pas d’éléments stylisés, mais le miroir qu’il nous tend est peu consolant.
Critique, dramaturge, auteur allemand né en 1944, Botho Strauss écrit cette pièce pour les acteurs de la Schaubühne (alors sous la direction de Peter Stein). Elle appartient au mouvement de la « nouvelle subjectivité » des années 1980 et 1990, qui présente l’individu isolé et en perte de repères.
L’action de la pièce a lieu après la crise des chocs pétroliers et la fondation du « réalisme capitaliste » par Sigmar Polke, Gerhard Richter et Konrad Lueg qui se sont connus à l’académie des Beaux-Arts de Düsseldorf (à l’Ouest) : ce mouvement artistique, contrepoint ironique au « réalisme socialiste », est un pendant au pop art américain tout-puissant qui sacralise les objets quotidiens utilisés par la société de consommation, les médias et la culture populaire.
Le spectacle de Porée se situe dans notre époque capitaliste actuelle, encore dominée par la puissante économie et le désir individuel de devenir quelqu’un. L’art y est toujours une « marchandise morte » (Strauss).
L’action se décline en trois temps, dans un même lieu et en moins d’une journée : une première partie montre les va-et-vient des membres d’une association culturelle dans la salle d’un musée perdu dans la nature : Moritz, le directeur, a organisé librement une exposition de tableaux intitulée « Réalisme capitaliste ». Dans la deuxième partie, « Personne de précis », ce petit cercle qui nous ressemble s’adonne à des conflits, exprime ses désaccords et frustrations. Moritz, désavoué dans ses choix artistiques, quitte l’assemblée et en particulier son amie Suzanne. Enfin, la troisième partie, le dénouement, s’appelle ironiquement « Bonnes relations » : Moritz revient et manifeste un peu d’audace, tandis que son entourage cherche une réconciliation.
Il s’agit donc d’une trilogie sur le retour, le fait de regarder de nouveau ce à quoi on porte de l’intérêt, sur la représentation. Suzanne l’explique à la fin, lorsqu’elle retrouve Moritz : « Au commencement, il y a l’adieu… et puis il y a un revoir… Entre le va et le vient, la charnière où nous nous rencontrons… ». C’est d’ailleurs cette phrase prononcée par sa voix off qui ouvre le spectacle.
Des clichés pour un déclic espéré
Quarante-cinq séquences filmiques se succèdent, rythmées par des fondus au noir, des déclics, caractérisées par des ralentissements, des flashs, des zooms. Les comédiens défilent sur le plateau, bavardent dans le vide, courent, tombent, fuient. La palette de jeu est variée, et les interprètes impeccables. Les scènes ressemblent aussi à des photographies puisque le texte est ponctué par le mot « diaphragme » et que le plus jeune personnage ne cesse de produire des instantanés sur le plateau avec son Polaroïd. Les images des protagonistes se déploient également sur des écrans vidéo. Cette démultiplication traduit un parti pris de mise en scène intéressant : il s’agit de transformer le spectateur en photographe qui choisit l’angle de vue, la lumière, la profondeur de champ, la netteté. Il s’agit autant de montrer des « esclaves de la représentation ». En effet, non seulement les personnages ne voient pas les tableaux de l’exposition, mais ils ne se voient pas non plus les uns les autres. Statue de musée, chacun crie sa solitude et réclame le regard de l’autre, la vraie rencontre.
Voilà pourquoi les comédiens jouent souvent les dialogues seuls sur scène, face au public, ou avec un groupe muet dans le dos. Surtout, chacun répète des idéologies convenues (les nôtres !) sur l’art, la vie, l’amour, l’argent. La troupe fait brillamment résonner le mépris social, la crainte du déclassement ou de l’abandon, la brutalité, l’autosatisfaction, la vanité, l’incompréhension (de l’art ou de l’autre). Même Moritz est égratigné : il dénonce mollement l’absence d’opinion derrière tous les discours contradictoires qui l’entourent. Il saisit qu’il vit dans un songe creux et s’oppose à Kiepert à la fin (lequel refuse de se voir représenté dans un tableau réaliste de façon équivoque). Mais lui-même est incapable de s’intéresser aux femmes qui sont amoureuses de lui. L’écrivain Peter déplore aussi l’incapacité actuelle de l’homme à jouir ou souffrir, pourtant, il paraît dépourvu d’émotions et fasciné par le vide.
Porée brosse donc avec talent la peinture d’un milieu culturel bourgeois bavard, composé d’artistes, d’un imprimeur, d’un médecin, d’un commercial, etc. La scénographie est sobre, contemporaine : un canapé en cuir, des murs blancs, un plateau tournant au centre qui suggère la roue du temps et l’infinie distance entre les êtres, une moquette rose ; au fond, des vitres en verre opaque, symbolisant avec humour un tableau réaliste de la nature, reflètent des images vidéo (les silhouettes ou figures en gros plan des invités, une forêt, le petit film « nouvelle vague » de la fuite hors champ de Moritz).
Un spectacle qui ne parvient pas à trouer la réalité
Certes, la vertigineuse mise en abyme à laquelle nous assistons nous concerne. Nous, spectateurs, observons une image vivante de nous-mêmes : la quête d’une identité mouvante ; la passion pour un art permettant de lutter contre le temps et les deuils, de trouer la réalité, de peindre un espace intérieur. Mais dans les deux cas, la vacuité menace et ne relie guère à autrui. Porée aimerait que nous passions du « studium » ², de cette compréhension sans acuité particulière du spectacle, au « punctum », au détail qui perce : la solitude, la insignifiance angoissante, la bêtise. Il voudrait nous inciter à sortir de nous-mêmes, de notre narcissisme, de nos clichés. Mais le punctum est trop lisible. Le vide ne nous « point » pas, il ne révèle pas un point obscur en nous : il génère plus de néant ! Cette peinture d’un petit cercle médiocre, de ces « petits fantoches du général » (Strauss) transformés en rhinocéros ³ finit par ennuyer, déprimer. Les personnages manquent d’élan, d’abîme et d’ambiguïté. On est loin du Platonov de Tchekhov ! Trois heures à regarder ce miroir d’une humanité sans ampleur, où le réalisme sociétal, les « Petits », l’emportent sur les sujets plus universels et néanmoins « vrais », c’est long… ¶
Lorène de Bonnay
- Botho Strauss, les Erreurs du copiste.
- Notions développées par Roland Barthes dans la Chambre claire.
- La pièce se réfère explicitement à Rhinocéros d’Eugène Ionesco.
Trilogie du revoir, de Botho Strauss
Texte publié aux éditions Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin » (traduction Claude Porcell)
Mise en scène : Benjamin Porée
Avec : Lucas Bonnifait, Valentin Boraud, Anthony Boullonnois, Guillaume Compiano, Sylvain Dieuaide, Philippe Dormoy, Christian Drillaud, Macha Dussart, Joseph Fourez, Mathieu Gervaise, Elsa Granat, Garlan Le Martelot, Sophie Mourousi, Mireille Perrier, Édith Proust, Hélène Rencurel, Aurélien Rondeau
Création lumière : Marie-Christine Soma
Création son : Jean-Philippe François
Vidéo : Giuseppe Greco
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Costumes : Marion Moinet
Assistant à la mise en scène : Nicolas Grosrichard
Photos : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Photo de Benjamin Porée : © Benoît Jeannot
Gymnase du lycée Aubanel • 14, rue Palapharnerie • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Site : www.festival-avignon.com
Du 21 au 25 juillet 2015 à 18 heures
Durée : 2 h 45
28 € | 10 €
Tournée :
- Du 9 au 20 mars 2016 : Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux
- Le 31 mars 2016 : Théâtre de Beauvaisis, scène nationale de l’Oise en préfiguration
- Le 13 avril 2016 : Le Parvis, scène nationale de Tarbes-Pyrénées
- Les 20 et 21 avril 2016 : La Filature, scène nationale de Mulhouse
- Le 4 mai 2016 : Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale
- Les 11 au 12 mai 2016 : Le Fracas, C.D.N. de Montluçon