« Un jour tout s’illuminera », Cie Troisième Génération, Théâtre du Train Bleu, Festival Off Avignon

Engrenages

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

À travers l’histoire vraie de deux femmes accusées d’homicide en 2002, voici une descente au cœur d’une humanité à la dérive. Avec les mots exacts du documentaire « Roubaix, commissariat central, affaires courantes » de Mosco Boucault, la cie Troisième Génération mêle mime et théâtre. Mise en scène par Sergi Emiliano I Griell « Un jour tout s’illuminera » est une œuvre hypnotique. À voir absolument à 10h55 au Train bleu jusqu’au 25 juillet !

Placer le mime au cœur d’un récit théâtral, dans une alliance quasi organique avec le texte, c’est le pari de la cie Troisième Génération. À partir du documentaire (adapté par Arnaud Desplechin dans Roubaix, une lumière), elle crée un spectacle profondément original, visuel, « à la manière » du cinéma et de la BD : effets de travelling, raccourcis, impressions de gros plans, arrêts sur image, mouvements séquencés. Avec une esthétique recherchée, très subtile, les comédiens invitent le public à percevoir autrement la dérive d’une humanité perdue entre jour et nuit.

Tout débute au commissariat. Plaintes et tentatives de dénonciations s’enfoncent dans l’improbable. Le vrai, le faux, un entrelacs d’histoires aux contours flous : ils sont trois à tenter de persuader. L’occasion, pour les comédiens, d’un petit morceau de bravoure dans un texte constitué de phrases coupées, avortées, mal formulées. Leurs trois chaises sont disposées devant un noir profond. Un peu vérité, un peu mensonge : un singulier parfum de réalisme. Une introduction précieuse dans un monde d’engrenages.

Avec l’apparition du commissaire, à petits pas glissés silencieusement dans une demi-pénombre, se noue l’intrigue principale de la pièce : un incendie criminel s’est produit dans le quartier. Il sonne chez deux jeunes femmes. Il les flaire. Il les a flairées. Une première rencontre, fascinante, entre ces trois-là, presque une danse, dans laquelle le bras, la main, le regard, la position du buste accompagnent les mots en leur donnant une intensité extraordinaire. Dès ce trio chorégraphié et joué, la compagnie signe pleinement son œuvre.

Révélateur d’invisible

Le langage ici construit, très élégant, est fortement évocateur. Dissociation du haut et du bas du corps, déplacements glissés, synchronisés. Le regard du public est invité à voir l’infime : infimes regards, infimes inclinaisons de tête, infimes mouvements de mains. Le geste ne vient pas remplacer le mot, il en éclaire l’intention. Le texte est dit dans sa forme brute, tandis que son reflet, son intériorité, sont lovés dans le geste. Mais face A, face B, ils chantent le même refrain, sans redondance, dans une superbe complémentarité.

Sans jamais s’alourdir, propos et mouvements sont au contraire l’expression unique d’une écriture à deux voix. Une calligraphie sur scène, avec ses pleins et ses déliés où tout fait sens. Le décalage si bien réalisé entre les mots et le mouvement anticipe le sens ou le prolonge. Cette double écriture, à effet de révélateur, est un pur enchantement.

Mimes et mots

Tout sonne vrai : la compagnie réalise le dosage parfait entre le geste et la parole, et montre une qualité d’interprétation irréprochable. Virtuoses dans la maîtrise du mouvement, les comédiens sont aussi très justes dans ces phrases syncopées, entrecoupées, prises dans le vif du le documentaire.

Le spectacle recèle mille pépites : parmi tant d’autres, comme un duo face cachée / face lumière, la pression du commissaire autour de l’une des deux jeunes femmes accusées de meurtre : « qu’est-ce qui s’est passé ? dépêche-toi, dépêche-toi (…). Parle-moi, parle-moi, parle-moi » : le ton est susurré, presque chuchoté à l’oreille, tandis que le bras vient serrer, subrepticement, retient, ou plaque au mur. Chat et souris, piège ou filet, l’étau se resserre, dans un tête-à-tête confidentiel sous haute tension, d’une douceur inattendue.

Saluons la beauté de ces clairs-obscurs, de ces lumières souvent parcellaires propices au mystère et au doute, de ces pleins feux sur un visage buté, dans la vérité crue d’un interrogatoire. Entre cris et chuchotement, un suspens grandissant tient le spectateur aux aguets. Où est la vérité ? Est-ce elle qui rode ? La musique composée par Grégoire Hertzel pour le film d’Arnaud Desplechin, enveloppe le spectacle de nappes sonores, planantes comme une menace. « Maintenant qu’on a tout dit, on ne va pas nous séparer ? », l’espoir était fou. Un jour tout s’illuminera danse sur le fil ténu qui sépare les victimes des coupables. Magique. 🔴

Florence Douroux


Un jour tout s’illuminera, de la cie Troisième Génération

D’après le documentaire inédit Roubaix, commissariat central, affaires courantes de Mosco Levi Boucault
Site de la compagnie
Adaptation et mise en scène : Sergi Emiliano I Griell
Avec : Agnès Delachair, Jules-Angelo Bigarnet, Clémentine Marchand, Paul Jeanson, Matthieu Carrani, Faustine Tournan
Voix off : Perrine Marillier
Création lumières : Geoffroy Adragna
Création sonore : Claire Cahu, Félix Marty
Scénographie : Philippe Casaban, Éric Charbeau
Costumes : Isabelle Deffin
Lumière et régie : Patrick Cunha
Musiques : Grégoire Hetzel, ROVER
Durée : 1 heure

Théâtre du Train Bleu • 40, rue Paul Saïn • 84000 Avignon
Du 7 au 25 juillet 2023 (jours impairs) à 10 h 55
De 14 € à 20 €
Réservations : 04 90 82 39 06 ou en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
Focus le Train Bleu, par Laura Plas
La Nuit du Geste 2021, par Léna Martinelli

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