« Vienne 1913 » : un « rhapsodie‐opéra » fragile et grinçant
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Présenté au Théâtre des Halles dans la salle du Chapitre jusqu’au 28 juillet, « Vienne 1913 » dresse un tableau subtil et grinçant de l’effervescence viennoise à la veille de la Première Guerre mondiale, engage une réflexion sur les ferments de l’Histoire.
À peine entré dans la salle, l’on est saisi par ce lustre rougeoyant, nœud de barbelés évoquant autant la structure d’un neurone, une formation cérébrale qu’un piège acéré, un méandre tortueux, une torture peut-être… L’atmosphère est sombre et raffinée. Des stalactites de verre suspendus par des chaînes parsèment le plateau. Même ambivalence entre la fragile pureté de la transparence – louée par les romantiques allemands sous la forme de « l’œil de verre » visionnaire 1 – et le risque de fracas, l’explosion attendue des bris de verre, débris de guerre.
Les comédiens en costume Belle Époque, queues de pie et robes noires, jouent avec brio leur partition dans cette symphonie viennoise d’avant-guerre. Une estrade, au fond, supporte un immense glass harmonica joué magnifiquement par Jean‑Claude Chapuis et deux mezzo-sopranos. Tout trois entonnent sonorités et chants inquiétants qui, entre kiosque à musique, tonalités romantiques, oniriques et célestes et musique sérielle, concourent à cette « inquiétante étrangeté » chère à Freud. L’harmonie de cette ligne mélodique ténue et tendue manque à chaque instant de se briser.
De fait, dans cette Vienne d’avant-guerre, se côtoient les figures les plus éminentes d’alors : Marx, Freud, Jung, Klimt… mais aussi les plus contradictoires, les plus sombres. Parmi elles, le jeune Hitler, homme ordinaire et autodidacte curieux. Loin d’en faire une brute perverse, Alain Didier-Weill lui rend en effet son humanité, tout en laissant paraître en filigrane la figure que l’on connaît.
Grâce à la force d’un style qui allie les échanges, les correspondances, les tableaux et les lieux, Alain Didier-Weill parvient à saisir l’« esprit » de Vienne et la fragilité d’une époque confuse, dans la lignée d’un Stefan Zweig et de son Monde d’hier.
L’interprétation d’une grande intensité sert brillamment le texte. La seule réserve concerne un Hitler un peu trop hargneux dans un jeu qui fait perdre la justesse d’un texte bien plus nuancé quant à la complexité des personnages ; un texte qui se montre aussi, a contrario, parfois un peu démonstratif et didactique (notamment concernant des moments de psychanalyse) et, de ce fait, en deçà d’une magistrale mise en scène.
Brillant spectacle, fin, subtil et parfaitement mené, plastiquement sophistiqué et remarquablement chorégraphié, porté par une musique envoûtante, Vienne 1913 affiche certes de grandes ambitions, mais les relève avec brio. ¶
Cédric Enjalbert
- « L’œil de verre » est un thème récurrent dans la mystique romantique. Goethe bien sûr, mais aussi et surtout des auteurs comme Novalis (voir les Disciples à Saïs) emploient l’expression pour signifier trois idées au moins : le globe cristallin fait de l’homme romantique un réceptacle qui recueille les impressions du monde ; lui seul le comprend, il est donc visionnaire ; mais il est aussi sensible et fragile.
Vienne 1913, d’Alain Didier‑Weill
Influenscènes • le Prétexte • 62, rue Roublot • 94120 Fontenay‑sous‑Bois
01 48 77 94 33
Mise en scène : Jean‑Luc Paliès
Assistant : Alain Guillo
Interprètes : Miguel‑Ange Sarmiento, Philippe Beheydt, Bagheera Poulin, Jean‑Luc Paliès, Alain Guillo, Jean‑Pierre Hutinet, Katia Dimitrova, Claudine Fiévet, Pascal Parsat, Isabelle Starkier
Décors : Alain Clément
Création plastique : Odile O
Lumières : Jean‑François Saliéri
Création musique : Jean‑Claude Chapuis
Les chanteuses et musiciennes : Magali Paliès, Stéphanie Boré, Yana Boukoff, Séverine Maquaire
Théâtre des Halles, salle du Chapitre • rue du Roi‑René • Avignon
Réservations : 04 32 76 24 51
Du 6 au 28 juillet 2007 à 11 heures
Durée : 1 h 40
20 € | 14 €