« Y a tout qu’est vrai »
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Sans avoir l’air d’y toucher, sans se poser ni même poser, Isabelle Lafon partage avec nous quelques instants à vif, des vues dont les lumières sont les acteurs. Un joli moment d’humanité et de cinéphilie.
Les hasards de la programmation de La Colline sont bien mystérieux puisque se trouvent actuellement à l’affiche deux spectacles dont la cinéphilie et la réflexion sur le vrai conduisent à des propositions diamétralement différentes. Au contraire du Fauves de Wajdi Mouawad, Vues Lumières offre une scénographie minimale, réduite à un dispositif. La fable y apparaît plutôt comme un prétexte : cinq personnes se retrouvent dans un centre social pour faire l’expérience d’un ciné-club autogéré. Pas de costumes, pas d’effets de manche et, en apparence, pas même de propos. La seule évidence est celle d’une esthétique (d’une éthique) nourrie de références cinématographiques.
Tout de suite, on pense à Jean Rouch et aux discussions menées à bâtons rompus dans Chronique d’un été : même liberté, même luminosité, même façon de saisir l’air d’un temps. Mais les références sont aussi diverses que les membres de l’atelier :par exemple, la volubile et docte Fanfan aime Truffaut ; Esther aimerait vraiment qu’on projette un très long métrage de Peter Watkins ; Shali, poétesse exilée, voudrait faire goûter la saveur des cerises de Kiarostami. Toutes ces références côtoient deux figures tutélaires liées à un cinéma en prise avec le réel.
Entre poésie et saisissement
Il y a d’abord Patricio Guzmán et son sublime Nostalgie de la Lumière. L’ouverture du film est d’ailleurs évoquée par Johanna Korthals Altes au début du spectacle dans une saisissante séance d’audio-description. Plus généralement, on retrouve dans Vues Lumière la façon que le réalisateur chilien a de tisser des relations entre les êtres et les choses au travers d’un rapport poétique au monde. Et quand les membres de l’atelier s’interrogent sur les liens entre engagement et création, ou cinéma et réalité, on pensera peut-être à la façon dont l’effervescence de la compagne d’Allende (qui donne d’ailleurs son nom à la salle où se réunissent les personnages) affleure dans La Bataille du Chili.
Les frères Lumières constituent évidemment la seconde référence. D’eux, la metteure en scène semble retenir l’idée d’instantanés : le spectacle est de fait constitué de fragments, de bribes de conversations que l’on rapprocherait des 57 secondes comprises dans les fameuses vues. On a aussi l’impression qu’Isabelle Lafon cherche à nous faire expérimenter le saisissement que ressentirent les premiers spectateurs de cinéma face au surgissement du réel. Le quotidien se mêle ainsi aux discussions de cinéma. Surtout, les personnages composés par les très bons comédiens du spectacle semblent parfois déborder du cadre de la scène.
On en vient alors à se demander ce que le texte doit à l’improvisation, ce que chacun a convoqué de la réalité vécue ou croisée pour composer des personnages hauts en couleurs. Chaque figure développe en particulier un rapport spécifique à la parole (balbutiements, lapsus, accent, corps) qui raconte autant que ses propos. Dans ce souci de faire percevoir les fragilités et les particularités infimes, on ressent une profonde humanité.
Le tout est malicieux, ludique et sérieux à la fois. La légèreté ne signifie pas l’insuffisance, elle féconde les pensées, pareille à ce pollen évoqué par Georges qui se ballade sur la croupe improbable d’un chat. ¶
Laura Plas
Vues Lumière, d’Isabelle Lafon
Concept et mise en scène : Isabelle Lafon
Écriture collective et interprétation : Marion Canelas, Karyll Elgrichi, Pierre‑Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon, Judith Périllat
Durée : 1 h 15
À partir de 15 ans
Théâtre de la Colline • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Du 10 mai au 5 juin 2019, du mercredi au samedi à 20 heures, le mardi à 19 heures, le dimanche à 16 heures
De 8 € à 30 €
Réservations : 01 44 62 52 52
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Deux Ampoules sur cinq d’Isabelle Lafon, par Marion Le Nevet