Bigre ! c’est trashement drôle !
Par Jacques Casari
Les Trois Coups
Sur la scène du Quartz, Pierre Guillois dégoupille avec « Bigre » une dinguerie burlesque. Du vivant déglingué qui s’emmerde mais se démerde. Tant bien que mal.
Face au spectateur, trois petits nids blottis sous les toits. Enfin trois pièces le long d’un couloir étriqué. À vrai dire, des chambres de bonne avec toilettes sur le palier. Trois clapiers, en somme ! À gauche, le gourbi est « high tech » : tout est blanc, automatisé, aseptisé. Au centre, objets, produits ménagers, cartons et provisions peuplent une autre cellule de vie, « low cost » celle-là, jusqu’à déborder dans le couloir. À droite, avec vue imprenable sur les chiottes, on devine une coquette maison de poupée pour pépée désargentée. Il ne manque que la vie qui, justement, commence à s’agiter dans ce couloir où les solitudes se frôlent. Trois existences sont là, chues d’on ne sait quel désastre obscur. Et il faut ici utiliser l’onomastique du roman noir pour nommer cette humanité anonyme : le Gros-un-peu-robot, le Fin-plutôt-malin et la Poupée-cabossée. Un Laurel, un Hardy et une Betty Boop ! Le manège des petites vies réglées de ces presque rien peut s’emballer. Les voisins, les amours, les emmerdes.
La fête à broyer de l’humain se met en train. Sans attendre Godot, le trio va et vient pour se donner l’impression d’exister : « Oh Happy Days ! ». Au rythme du tohu-bohu des travaux, du fracas des médias et du chant des chiottes. Donner du sens à l’existence, c’est alors rendre de menus services. Un pour tous, tous pour un, mais chacun chez soi. On bricole, on chante, on danse, et quand on est dans la merde… on se démerde comme on peut. Ce spectacle de la vie est souvent ponctué ironiquement de chansons populaires comme celle des Turtles, Happy Together.
Le Gros, micro en main, tue le temps en chantant devant son écran blanc. Dans une langue que nul ne connaît. Je chante donc je suis ? Pas si simple. Olivier Martin‑Salvan nous livre un numéro de clown admirable de présence et de retenue. Lorsqu’il chante ou danse, rayonne de joie ou s’abîme dans la déprime, il est formidable de justesse. À quoi bon des mots lorsque le langage du corps est à ce point expressif ? Le comédien inscrit son jeu dans les pas audacieux et libres du génial Philippe Caubère. Il est solitaire et pathétique dans sa cellule aseptisée. Les objets font de lui un homme, car il est équipé d’un Sanibroyeur escamotable – avatar moderne du torche-cul de Rabelais – et d’un vide-ordures à engloutir l’humanité. Bigre !
Veine comique d’une inouïe fertilité
Le Fin-plutôt-malin, c’est Pierre Guillois himself, capable de toutes les audaces scatologiques, de toutes les libertés théâtrales, de toutes les dingueries situationnelles. Ah ! cet éleveur d’un lapin qui trucide dans les chiottes avec la chaînette de la chasse son lapinou, qu’il servira à sa belle pour un dîner en amoureux. Le comédien révèle ici sa veine comique d’une inouïe fertilité. Un univers qui n’est pas sans rappeler celui des Deschiens en plus trash, mais aussi les films de Jeunet et Caro en plus dingo. Les géants du burlesque sont évidemment tous là, Buster Keaton, Chaplin, Laurel et Hardy… Mais au final, c’est bien du Guillois, c’est réjouissant et parfois même poétique.
Agathe L’Huillier incarne la Poupée-cabossée, la bonne voisine toujours prête à dépanner. Un peu masseuse, un peu coiffeuse, un peu gaffeuse. Un peu rêveuse aussi, notre pin-up des soupentes lorsqu’elle prend son bain de soleil en star des toitures. Mais quelle saigneuse ! On se souviendra longtemps de son duo hilarant avec Olivier Martin‑Salvan dans une scène de prise de sang faite maison. Les éprouvettes, bocaux et bouteilles et même les arrosoirs n’y suffisent plus… De quoi faire du boudin pour un régiment de légionnaires !
Voilà un spectacle bien né, d’une réjouissante théâtralité et dans lequel trois comédiens – en funambules d’ombre et de lumière – se mettent en danger pour nous livrer de l’humain sur le vif. Nul doute que la puissante mécanique du burlesque gagnera encore en fluidité et en folie au fil des représentations. Si ce spectacle nous intéresse tant, c’est sans doute parce qu’il fait l’économie des mots. « Adieu au langage », de Guillois à Godard ! La fête à se mettre minable, les travaux et les jours, les joies, les peines, les actes de courage et les saloperies ordinaires… Pierre Guillois et ses complices de jeu et d’écriture ont su avec une belle humanité nous tendre un miroir de nos vies. Un sacré merdier qui nous explose à la gueule. Dans un éclat de rire ! ¶
Jacques Casari
Bigre, de Pierre Guillois
Artiste associé au Quartz, scène nationale de Brest
Coécrit et interprété par Pierre Guillois, Agathe L’Huillier, Olivier Martin‑Salvan
Assistant artistique : Robin Causse
Costumes : Axel Aust
Décor : Laura Léonard
Lumières : Marie-Hélène Pinon
Coiffures et maquillage : Catherine Saint-Sever
Effets spéciaux : Abdul Alafrez
Photo : © Alain Monot
Construction décor : atelier Jipanco
Administration / diffusion : Sophie Perret
Stagiaire administration : Aude Monnereau
Production : Cie Le Fils du Grand-Réseau
Coproductions : le Quartz, scène nationale de Brest / Théâtre de l’Union à Limoges / Théâtre de la Croix‑Rousse à Lyon
Soutien : Lilas en scène, centre d’échange et de création des arts de la scène
Remerciements : l’équipe du Quartz, scène nationale de Brest, Norbert Aboudarham, Claire Acquart, Laurence Breton, Armelle Ferron, Jean‑Mathieu Fourt, Norbert Gomes, Madame Martin, Christophe Noël, Ludovic Perche, Mickaël Phelippeau, Théâtre du Rond‑Point, Théâtre de la Pépinière
Le Quartz, scène nationale de Brest • 60, rue du Château • 29200 Brest
Billetterie en ligne : www.lequartz.com
Locations : 02 98 33 70 00
Du 3 au 11 juin 2014 : mardi 3 (19 h 30), mercredi 4 (20 h 30), jeudi 5 (19 h 30), vendredi 6 (19 h 30), samedi 7 (19 h 30), mardi 10 (20 h 30), mercredi 11 (20 h 30)
Durée : 1 h 15
10 € | 14,50 € | 20 €
Tournée :
- Du 8 au 11 octobre 2014 : Nice, Théâtre national
- Les 14 et 15 octobre 2014 : Alès, Le Cratère
- Le 17 octobre 2014 : Clamart, Théâtre Jean-Arp
- Le 30 octobre 2014 : Beauvais, Théâtre du Beauvaisis
- Du 4 au 6 novembre 2014 : Limoges, Théâtre de l’Union
- Les 12 et 13 novembre 2014 : Montluçon, Théâtre municipal Gabrielle‑Robinne
- Du 18 au 21 novembre 2014 : Lorient, Théâtre de Lorient-C.D.D.B.
- Du 25 au 29 novembre 2014 : Lyon, Théâtre de la Croix‑Rousse
- Du 3 au 5 décembre 2014 : Rochefort, Théâtre de la Coupe‑d’Or
- Les 10 et 11 décembre 2014 : Niort, Le Moulin du roc
- Le 16 décembre 2014 : Herblay, Théâtre Roger-Barat
- Les 18 et 19 décembre 2014 : Grasse, Théâtre de Grasse
- Du 1er au 3 avril 2015 : Amiens, Comédie de Picardie