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« Ivanov », d’Anton Tchekhov, Odéon‑Théâtre de l’Europe à Paris

« Ivanov » © Thierry Depagne

Le venin de l’ennui

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Luc Bondy monte actuellement « Ivanov » d’Anton Tchekhov au Théâtre de l’Odéon, avec sa « muse » Micha Lescot dans le rôle du personnage éponyme : un antihéros moderne brisé, mi-shakespearien, mi-beckettien. La mise en scène est soignée, l’équipe d’artistes hors pair, le spectacle puissant.

« Je vous en prie, je vous en supplie, une fois, une seule fois dans votre vie, à titre de curiosité, pour étonner ou pour faire rire, rassemblez vos forces et inventez tous ensemble quelque chose de spirituel, de brillant, dites n’importe quoi, même d’insolent ou de vulgaire, pourvu que cela soit drôle et neuf », implore la jeune Sacha dans la pièce. Voilà ce que s’efforce de faire le jeune médecin et nouvelliste russe de vingt-sept ans, en écrivant la première version d’Ivanov, en 1887. Qualifiée de comédie, elle déploie deux intrigues. La première concerne le héros Ivanov, un noble propriétaire foncier cultivé qui fléchit de plus en plus sous les problèmes et les injonctions du réel (son intendant Borkine lui rappelle que l’argent manque, le médecin Lvov lui enjoint de prendre soin de sa femme tuberculeuse – d’autant que Sarah a sacrifié sa religion et sa famille pour lui). Ivanov tâche de se divertir (au sens pascalien) en fréquentant chaque soir le salon de ses voisins les Lebedev : leur jeune fille Sacha aimerait ressusciter l’ancien Ivanov enthousiaste. Mais rien n’y fait. Il s’enfonce dans la dépression. En contrepoint, une intrigue secondaire tourne autour du mariage de son oncle désargenté Chabelski avec une riche veuve, Babakina.

Mêlant satire sociale et histoires sentimentales, la pièce évoque ainsi le désarroi d’une génération d’intellectuels confrontée au déclin de la Russie tsariste ; le gouvernement semble incapable de prendre les mesures qui s’imposent. Que d’échos avec notre époque… Tchekhov peint donc l’ennui : il insiste sur l’écoulement du temps, le vide, l’absence d’actions, les pauses, les silences. Mais il introduit des dissonances, du comique, de l’intensité, de l’ambiguïté. Déjà, chaque acte s’achève par une chute (une fin brutale, inattendue). La fin de la pièce est même assez ouverte (Ivanov fuit, disparaît – ce qui est « ontologique », « antithéâtral » d’après Bondy). Surtout, le personnage d’Ivanov est énigmatique. Il n’est donc pas étonnant que le metteur en scène ait choisi cette version du texte, plutôt que la seconde (celle de 1889 est plus explicative et sous-titrée « tragédie »).

La mise en scène sublime les qualités du texte : elle souligne le mélange des genres et met l’accent sur sur la disparition d’un monde et l’effritement de l’être. D’où les liens avec Shakespeare et Beckett. Avant le début de la représentation, Ivanov se trouve déjà sur le plateau, face à un immense mur ou rideau de fer. Il est d’avance exclu de la « partie » (du jeu qui va s’engager). Il n’est plus un personnage. Rongé par « l’ennui moderne », celui « qui ronge l’homme dans les entrailles, et d’un être intelligent fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense » *, ce mort-vivant est avec nous, dans un no man’s land, un songe fou. Il a du mal à jouer la comédie sociale (dont le théâtre est la métaphore). Le spectacle utilise à plusieurs reprises ce brouillage entre scène et salle, entre illusion et réalité, entre vie et mort. L’impressionnante scénographie de Richard Peduzzi (qui a longtemps travaillé avec Chéreau) fait justement s’enchevêtrer les espaces (l’intérieur et l’extérieur ; les coulisses, la scène et la salle). Des découpages mettent en abyme la maison d’Ivanov qui se trouve au fond. Le décor, les lumières (et les costumes) nous plongent dans un lieu intemporel, terriblement vide et beau.

Incarner un Ivanov absent à lui-même

Micha Lescot, qui travaille souvent avec Bondy, exprime finement l’étrangeté du personnage : il utilise une voix blanche, désincarnée, inattendue ; il ne croit pas en ce qu’il dit ; il paraît inconséquent, décalé ; son corps est indolent, de plus en plus dégonflé. Il faut un immense talent pour montrer les ambiguïtés d’un personnage tout à la fois sincère, lucide, sensible, ridicule, cruel et absent à lui-même. Car Ivanov, comme Meursault dans l’Étranger, est confronté à l’indifférence et l’absurdité du monde : il ne se comprend pas, et on ne le comprend pas. Lui se sent coupable de ne plus agir comme avant (pour les enfants, les paysans), de sombrer dans la dépression, de ne plus aimer sa femme qui a déjà un pied dans la tombe. Mais il n’y peut rien. Il peut juste renvoyer aux autres le miroir de leurs préjugés (Lvov), de leur mesquinerie (Mme Lebedev), de leur brutalité (Borkine). Et aller jusqu’au bout, inéluctablement.

Si Ivanov n’est pas dupe de lui-même, les autres le sont souvent. La dimension tragique du drame se trouve heureusement contrebalancée par la satire. On observe en effet tout au long de la pièce une galerie de portraits, plus ou moins caricaturaux : Zinaïda (Christiane Cohendy) est aussi avare qu’Harpagon, Lebedev (Marcel Bozonnet) est un vieil ivrogne sympathique soumis à la réalité, Sacha (Victoire Du Bois) voit comme une (sainte) mission de sauver Ivanov. De son côté, la riche veuve Babakina (Marie Vialle) rêve de devenir comtesse, tandis que l’intendant fourbe Borkine (Laurent Grévill) convoite son argent. L’oncle Chabelski (Ariel Garcia Valdès) s’enfonce dans une folie proche de celle de Lear ou d’un clochard métaphysique chez Beckett. Lvov (Yannick Landrein) incarne « l’homme de bien » étroit d’esprit qui veut « éradiquer le mal » (ce gredin malhonnête d’Ivanov). Enfin, les invités de Lebedev (Chantal Neuwirth, Fred Ulysse) accumulent les ragots, les clichés et les propos antisémites.

Ainsi, les comédiens, tous divins, font-ils entendre la diversité des gammes de la musique tchékhovienne : le comique franc, grinçant ou cruel, le grotesque, le tragique, le sublime, la nostalgie, le lyrisme. Le dernier acte constitue d’ailleurs une apothéose puisque l’ivresse généralisée des personnages, bruyante et dissonante, empoisonnée par l’ennui, s’achève par un coup de feu. Ivanov, passé hors scène, de l’autre côté, impose le silence. Le théâtre l’a enfin incorporé. Quelle étrange et puissante expérience, pour nous, spectateurs ! 

Lorène de Bonnay

* Citation de Flaubert extraite de sa Correspondance en 1844.


Ivanov, d’Anton Tchekhov

Version scénique d’après la première version de Tchekhov et la traduction d’Antoine Vitez : Luc Bondy, Macha Zonina, Daniel Loayza

Mise en scène : Luc Bondy

Avec : Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yannik Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Nicolas Peduzzi, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse, Marie Vialle

et, en alternance, les musiciens Philippe Borecek (accordéon), Philippe Arestan (violon), Sven Riondet (accordéon), Alain Petit (violon),

et les invités Nikolitsa Angelakopoulou, Quentin Laugier, Missia Piccoli, Antoine Quintard, Victoria Sitjà

Décor : Richard Peduzzi

Costumes : Moidele Bickel

Lumières : Bertrand Couderc

Musique : Martin Schütz

Maquillages, coiffures : Cécile Kretschmar

Photos du spectacle : © Thierry Depagne

Odéon-Théâtre de l’Europe • place de l’Odéon • 75004 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu

Du 7 avril au 3 mai 2015 à 20 heures, dimanche à 15 heures

Durée : 3 h 20

De 38 € à 6 €

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