Il n’y a plus qu’à hurler de rire
Par Fatima Miloudi
Les Trois Coups
Un prologue : deux hommes, deux beaux-frères, s’injurient et prennent des nouvelles. Introduction sur fond de guerre. Cocasse. Nous sommes dans les Balkans, il n’y a pas si longtemps. Terre des luttes fratricides où les vivants sont plus fantomatiques que les morts. Une famille, une parmi tant d’autres : le père, la mère et leur fils qui n’est plus, mort on ne sait où, et le corps de leur fille, marchandée dans nos rues. La pièce de Matéï Visniec, « Le mot “progrès” dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux », dans la mise en scène de Jean‑Luc Paliès, est un véritable bijou. Si la guerre à peine achevée est entrée dans l’Histoire, sur quoi tout passe, ici, les gens n’en ont pas encore fini. Mais, quand tout a été mis à feu et à sang, les extrêmes s’entrechoquent. Alors, la grande douleur des uns et la cruelle inconscience des autres provoquent le rire.
Retour au pays, au village. La maison n’est pas complètement brûlée. Le fils est là, mais on ne l’entend pas. C’est normal : il est mort. Les parents sont deux âmes perdues. Alors, il faut faire « parler les gens » ou creuser des trous sans fin dans la forêt pour retrouver le corps du fils. Il y a bien le voisin qui veut aider. Profil de nouveau capitaliste – un discoureur sucré –, soucieux d’alléger les peines et les porte-monnaie, il vend de tout. D’ailleurs, pourquoi ne pas choisir – il peut même faire un rabais – parmi les crânes et les os alignés comme sur des rayons de supermarché. Dans ce monde de l’après-guerre, tout est à vendre : les secrets et les restes de cadavre. Mais plus à l’ouest, à Paris ou à Milan, les filles de l’Est cassent le marché. Et, quand les mafieux se mêlent d’avoir des idées larges, il n’y a plus qu’à hurler de rire. « T’as qu’à rentrer chez toi, dit la maquerelle à Ida. En Europe, on n’est pas raciste. Ici, tu suces tout le monde. » Pas de faux-semblants avec la vie, ni dans la douleur ni dans la bêtise.
La mise en scène de Jean‑Luc Paliès est une entrée dans l’imaginaire. Dès le prologue, le faux face-à‑face des deux militaires rend sensible la présence de l’espace. Les regards qui ne se croisent pas, tandis que continuent les paroles, synthétisent dans une réelle sobriété le lien qui les unit et l’irrémédiable coupure. Le regard porté ailleurs ou au-delà – un regard qui ne regarde pas – est pour l’essentiel, ici, dans la perception du poids des douleurs. Mais il indique aussi la séparation des vivants et des morts tout autant que, dans l’écart des relations, l’isolement de chacun. Par le regard porté, comme on dirait une ombre portée, le metteur en scène crée des espaces d’histoire et, dans la densité des silences, des profondeurs d’émotion.
Le décor, dans un éclairage sombre, est simple. Il différencie et multiplie les lieux. Côté cour, trois estrades, l’une l’autre légèrement plus élevée : c’est la maison, où l’on se retrouve pour le repas, lourd comme les pierres servies par la mère. Devant, le lutrin, lieu où la mère lave son linge et gémit de ne pas même avoir une tombe où pleurer la chemise de son fils. Le lutrin, c’est encore l’endroit où la voisine, une folle avinée, vend le plan au père pour retrouver la trace du fils. Côté jardin, le socle où se trouvent le drapeau et la fanfare, mais représentant aussi les trottoirs de Paris ou un lupanar à Milan. Ainsi, un lieu peut en cacher un autre. C’est une manière de rappeler dans l’espace les strates du sol, où les morts des différentes guerres sont entassés couche après couche. Une chose prend la place d’une autre, comme ce pupitre qui devient pelle. Des musiciens, cachés derrière un treillis qui occupe tout l’arrière-plan – comme la guerre accapare encore les consciences – entonnent, dans les changements de tableaux, tantôt une musique de jazz, tantôt un air nostalgique. Un narrateur, voix off, nous guide dans les espaces et les temps de ces vies éparpillées.
Il n’est pas à privilégier un comédien plutôt qu’un autre. Dans l’enchevêtrement des registres et des tons, Philippe Beheydt, Katia Dimitrova, Alain Guillo, Claudine Fiévet, Jean‑Luc Paliès… ont su nous emporter dans la vie, à la fois lourde et tumultueuse, des héros de Visniec. L’œuvre est belle. Le jeu à la hauteur. ¶
Fatima Miloudi
Le mot “progrès” dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux, de Matéï Visniec
Mise en scène, scénographie, lumières : Jean‑Luc Paliès
Assistant à la mise en scène : Alain Guillo
Avec : Philippe Beheydt, Katia Dimitrova, Claudine Fiévet, Alain Guillo, Jean‑Luc Paliès, Miguel‑Ange Sarmiento
Coach interprétation : Claudine Fiévet
Musique : Alexandre Perrot, Jean‑Baptiste Paliès
Conseillère musique et coach vocal : Isabelle Zanotti
Régie générale et bande-son : Alain Clément
Assistant régie et décors : Jean‑Luc Rossi
Photo : © Éric Prat
Administration : Lilian Josse
Diffusion : Gaëlle About
Théâtre de l’Oulle • 19, place Crillon • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 86 14 70
Du 8 au 26 juillet 2009 à 11 heures
Durée : 1 h 30
19 € | 13 €