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« Le Sec et l’Humide », de Jonathan Littell, l’Autre Scène du grand Avignon – Vedène à Avignon

« Le sec et l’humide » - Guy Cassiers © Christophe Raynaud De Lage

Anatomie de la langue fasciste

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Avec « Le Sec et l’Humide », le flamand Guy Cassiers poursuit son exploration fascinante de l’histoire politique européenne. Son spectacle questionne finement la figure du Mal, qui ne cesse de faire retour, et prend ici le visage du fasciste belge Léon Degrelle.

Dans les Bienveillantes de Jonathan Littell, le Waffen-SS Max Aue, inspiré par Léon Degrelle, écrit : « Je suis un homme comme les autres […], comme vous ». L’essai le Sec et l’Humide, rédigé en 2002, en plein laboratoire d’écriture du futur roman, aborde déjà la problématique de la « banalité du mal »1, de l’inhumanité de l’Homme, de son agressivité, « instinctive et latente »2. Tel est donc l’enjeu de ce spectacle : montrer le monstre qui sommeille en chacun et grandit en société, pour mieux le contenir.

Pour ce faire, Guy Cassiers choisit un plateau sobre, un dispositif scénographique soigné et un personnage sérieux, le conférencier-chercheur en costume. Ce dernier, entouré d’appareils vidéos et radiophoniques modernes ou désuets, brise le quatrième mur. Il s’adresse à nous, spectateurs. Sa captatio benevolentiae atteint son but : son discours entend décrypter « un ouvrage moins que franc ». Il s’agit de la Campagne de Russie de Léon Degrelle – fondateur du parti fasciste belge et commandant en chef d’une unité au sein de la Wehrmacht, puis membre de la Waffen-SS. Un récit de la lutte entre le « barbare » soviétique et le « civilisé » fasciste. Une entreprise d’édification de la Belgique vaincue, publiée en 1949, dans l’Espagne de Franco, par un SS impénitent et « sec ». La lecture analytique de cet ouvrage vomitoire, « éponge », relaie en fait celle qu’en a fait l’historien et sociologue allemand, Klaus Theweleit.

Parole envoûtante

Cette conférence adressée, qui confronte donc une lecture littéraire et psychanalytique au texte source, brise les frontières entre illusion et réalité. Apparemment objective, elle se découpe en séquences : le chercheur analyse des passages du livre. Derrière lui, sur un écran vidéo, la couverture apparaît et des numéros de pages ou des titres s’inscrivent (« Des mots », « Le rigide », « Corps secs, cadavres humides », « Le retour du refoulé »). Le discours intellectuel, argumenté du chercheur est accompagné d’archives filmiques en noir et blanc. On apprend que la « personnalité fasciste » de Degrelle échappe au « modèle freudien » : « pas de moi », « pas encore né », « pas psychotique non plus ». Mais très vite, l’étude de cas scientifique prend une nouvelle dimension. Le conférencier se met à décortiquer le langage du SS et fait entendre sa voix, recréée par l’Ircam à partir d’échantillons originaux. L’interprétation impressionnante de Filip Jordens prend alors de l’ampleur : son personnage répète et commente des mots de Degrelle, mime ses intonations, ironise et incorpore malgré lui cette parole étrangement envoûtante, parce qu’imagée.

En effet, Degrelle découpe le réel à l’aide d’antithèses qui séparent résolument le fasciste du soviétique : « Le rigide et l’informe, le raide et le flasque, le cru et le cuit, le doux et le visqueux ». « Le soldat droit comme un i », le glorieux surhomme nazi, s’opposent à l’ennemi « humide » (russe, mongol, juif, américain) et plus particulièrement à la masse boueuse, « fangeuse » et « grouillante », composée par les corps bolchéviques « noirs et gelés », pendant l’atroce campagne de Russie. Le « moi carapace » de l’auteur, souligne l’historien, lutte ainsi contre la peur du « bourbier », de la « marée rouge », des fluides corporels, de l’érotisme, de la dissolution – notions appartenant toutes à la catégorie métaphorique de « l’humide ».

« Le Sec et l’Humide » mis en scène par Guy Cassiers © Christophe Raynaud de Lage
« Le Sec et l’Humide » mis en scène par Guy Cassiers © Christophe Raynaud de Lage

Contamination

L’idéologie terrifiante de Degrelle, ainsi mise en exergue par une étude linguistique, exerce finalement une fascination sur le conférencier et sur les spectateurs. Les périphrases, métaphores, parallélismes et jeux sur les signifiants finissent par sublimer les propos de Degrelle et modifier celui qui les commente. La technique du voice follower, qui modifie le timbre des voix, contribue largement à cette indistinction : le travail de sonorisation provoque une dichotomie passionnante entre le corps et la voix du comédien. L’historien se dédouble donc progressivement. Et la diffusion d’images et de portraits de Degrelle sur des écrans amplifie cette métamorphose.

De même que « la guerre du sec et de l’humide tourne en eau de boudin » et aboutit à la victoire des Russes sur les Nazis, le moi se dissout. Celui de Degrelle se crée un père imaginaire (Hitler), il tente d’échapper à la « dépression marécageuse » à la fin de la guerre, ou d’éviter la noyade en se réfugiant en Espagne. Là, il entame une « opération d’épuration » grâce à l’écriture de son livre. Il tente « d’écluser les flots », de « tirer la chasse ». Quant au moi du conférencier, il déraille, sombre dans l’anamorphose et disparaît. Sa lecture, pourtant éclairante, ne suffit ni à cerner la personnalité de Degrelle, ni à le protéger d’une contamination. Que penser, alors, du moi du spectateur ?

Tous les éléments scéniques (sons, vidéos, jeu, décor, texte) convergent vers le même effet : montrer la métamorphose potentielle de l’Homme en monstre. Qu’il prenne les traits du fascisme, du totalitarisme, du populisme ou de l’islamisme radical et la disparition, il semble échapper à toute interprétation définitive. Le monstre se loge en chacun de nous. Heureusement, le spectacle magistral de Guy Cassiers révèle ses masques, fait à la fois sentir et penser sa complexité. Seule l’épaisseur de l’art, lorsqu’il atteint ce niveau, possède une telle efficacité. 

1- Hannah Arendt.

 

2- Freud, dans Malaise dans la civilisation, affirme qu’elle impose de nombreux efforts à notre culture pour éviter la ruine.

Lorène de Bonnay


Le Sec et l’Humide, de Jonathan Littell

Texte publié aux éditions Gallimard

Toneelhuis Anvers

Mise en scène : Guy Cassiers

Avec : Filip Jordens

Voix : Johan Leysen

Dramaturgie : Erwin Jans

Son : Diederik De Cock

Assistanat à la mise en scène : Camille de Bonhomme

Réalisation informatique musicale Ircam : Grégory Beller

Durée : 1 heure

Teaser vidéo

Photo : © Christophe Raynaud de Lage

L’Autre Scène du Grand Avignon – Vedène • Avenue Pierre de Coubertin • 84270 Vedène

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Du 9 au 12 juillet 2017, à 15 heures et 18 heures

De 10 € à 29 €

Billetterie : 04 90 14 14 14

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