« les Combustibles », d’Amélie Nothomb, Théâtre Daniel‑Sorano à Vincennes

les Combustibles © D.R.

Enfer glacé, théâtre flamboyant

Par Olivier Pradel
Les Trois Coups

Amélie Nothomb nous offre un huis clos entre trois protagonistes taraudés par cette question : « Vaut-il mieux vivre de la littérature ou la brûler pour s’en réchauffer ? ». Quand les passionnés de lettres se livrent à l’autodafé, la consommation des livres devient littérale…

Brûler des livres ! Crime suprême contre la pensée et la culture, que seuls l’inexorable destin ou la tyrannie des hommes se permettent. La littérature n’a pas manqué d’évoquer le feu, ce prédateur fascinant et terrifiant qui peut surgir et mettre à bas les plus belles bibliothèques : punition aveugle du destin à Alexandrie, conséquence malheureuse de l’obscurantisme dans le Nom de la rose, volonté tyrannique du pouvoir médiatique et politique dans Fahrenheit 451, l’incendie est le dernier recours de ceux qui ne lisent pas.

Avec son unique pièce écrite à ce jour, Amélie Nothomb scrute une troisième voie entre l’accident malheureux et l’autodafé : dans un pays en guerre dont les habitants affrontent la pénurie et les grands froids, trois passionnés de littérature choisissent de brûler leurs livres pour se chauffer. La belle écriture de Nothomb mêle l’humour raffiné, le cynisme caustique et l’idéalisme fulgurant.

Trois comédiens hors pair

Elle est servie par trois comédiens hors pair. Michel Boy, tout d’abord, campe un universitaire bourru, qui fait de l’humour « à froid », tantôt attachant quand il consent enfin à reconnaître son amour pour les auteurs qu’il n’a cessé de juger mièvres, tantôt répugnant quand il veut exercer un droit de cuissage sur l’étudiante qu’il héberge. Grégory Gerreboo joue admirablement un jeune assistant idéaliste, et par là même intransigeant, qui n’a pas clarifié les contradictions de ses désirs. Julie Turin, enfin, est une jeune étudiante ingénue qui ne pèse que quatre‑vingt livres et voudrait en brûler deux cents pour se réchauffer : elle se révèle, avec une énergie animale, viscérale, une troublante croqueuse d’hommes, qu’elle ne voit, dans ses rêves de chaleur, que comme des bouillottes humaines. De ces trois rôles, seul le professeur n’est pas nommé, comme pour nous permettre de mieux nous identifier à lui.

Le décor – un mur de livres et quelques piles d’ouvrages pour tout mobilier – évoque un univers qui n’est que littérature. Au-delà, en fond de scène, des nuages sombres ou les fumées acres d’un incendie – qui le sait ? – rappellent combien le monde alentour est inquiétant, chargé de menaces. Quelques bruits d’explosions, de mouvements de foule, interrompent par moments la vie et les échanges entre les trois comédiens.

Au fur et à mesure que la pièce se joue, le mur protecteur de la bibliothèque disparaît, ouvrant l’espace clos et rassurant où se déploient ces échanges à la barbarie qui se déchaîne à l’extérieur. L’autre belle trouvaille de mise en scène de Stéphane Cottin, dont la direction de comédiens est irréprochable, est de rythmer la pièce par trois interludes. Sur un même air de tango, deux comédiens se font tour à tour face, dévoilant leurs désirs inconscients : Daniel, tel un torero, affronte son maître et veut le contraindre à revêtir un manteau ; Marina résiste aux avances du professeur ; Daniel et Marina, enfin, enchevêtrent leurs désirs tout autant que leurs corps.

« Quel livre aurais‑je le moins de scrupules à détruire ? »

Cette pièce, belle, polysémique, interroge notre rapport à la culture. Est-elle un patrimoine à préserver : « Quel livre emporterais-je sur une île déserte ? ». Ou un bien dont notre volonté dispose : « Quel livre aurais-je le moins de scrupules à détruire ? ». Dans le choix auquel sont confrontés ces trois êtres, se révèle une question plus fondamentale : « Qu’est-ce qui me fait vivre ? me fait être humain ? » Chacun ici y apporte sa propre réponse : la fraîcheur d’un livre romantique, la chaleur d’une bonne flambée, l’intégrité personnelle, que rien ne peut altérer…

Cette pièce indique aussi combien est vulnérable la culture que le feu peut atteindre. Tout comme l’humain, qu’une balle perdue peut abattre. Combien relative aussi : des auteurs qu’évoque Nothomb, bien peu seront reconnus par le spectateur. Sont-ils imaginaires ? Le spectateur est-il inculte ? Celui-ci perd ainsi l’assurance de sa propre culture pour ressentir combien il demeure ignorant.

Cette œuvre opère enfin un retournement. Le professeur, qui résistait aux arguments de Marina voulant brûler des livres, s’en fait à la fin le chantre auprès de son assistant comme de la jeune femme : « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé ». Alors que Daniel veut jouir des livres jusqu’à son heure ultime de vie, Marina sursaute à la destruction du dernier. Tous deux se consumeront avec les dernières pages imprimées. 

Olivier Pradel


les Combustibles, d’Amélie Nothomb (1994)

Mise en scène : Stéphane Cottin

Avec : Julie Turin (Marina), Michel Boy (le professeur de littérature), Grégory Gerreboo (Daniel)

Scénographie : Sophie Jacob

Lumière : Sanglar

Son : Michel Winogradoff

Costumes : Pascale Bordet

Construction : Sullyvan Groussé

Photo : © D.R.

Théâtre Daniel‑Sorano • 16, rue Charles-Pathé • 94300 Vincennes

Métro : Château‑de‑Vincennes ; R.E.R. : Vincennes

Réservations : 01 43 74 73 74

theatre@espacesorano.com

www.espacesorano.com

Du 12 mars au 20 avril 2008, du mercredi au samedi à 20 h 45, le dimanche à 16 heures

Durée : 1 h 15

22 € | 18 €

Tournée :

Léo Théâtre • 40, rue Madeleine-Michelis • 92200 Neuilly‑sur‑Seine

06 09 68 84 24

leo-theatre@wanadoo.fr

www.leo-theatre.fr

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