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« l’Habilleur », de Ronald Harwood, Théâtre Rive gauche à Paris

l’Habilleur © Christian Dumont

La passion selon Terzieff

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Terzieff hilarant ! Je blague ? Pas le moins du monde. Si vous ne me croyez pas, courez au Théâtre Rive gauche. Vous l’y verrez interpréter, que dis-je ?, incarner sa quasi-parodie de créateur torturé. Son complice Claude Aufaure lui donne magistralement la réplique (et pas que lui, ils sont tous les sept aussi bons !) dans « l’Habilleur » de Ronald Harwood, mis en scène par Laurent Terzieff lui-même. Un chef-d’œuvre d’humour, de tendresse et de cruauté qui fait salle comble… et comblée !

Janvier 1942, l’Angleterre vit sous les bombes. Nous sommes dans les coulisses d’une tournée héroïque du Roi Lear. La guerre ayant réquisitionné tous les jeunes, leurs rôles sont tenus par ceux qu’on trouve. Une épreuve pour les uns, dont le vieux maître, chef de troupe perfectionniste qui joue Lear, tout comme pour sa maîtresse grassouillette Lady M qui, elle, voudrait dételer. Une aubaine pour les autres, dont le timide Geoffrey trop heureux de pouvoir endosser, ainsi au pied levé, le costume trop grand pour lui du bouffon. Un sacerdoce enfin pour Norman l’habilleur, qui voue un véritable culte au maître. Surtout depuis que celui-ci perd la boule, qu’il a donc besoin d’assistance comme jamais.

Jouera, jouera pas ? Tel est l’enjeu simple et terrible de cette belle pièce sur la folie, l’art et la vieillesse. Car « jouera, jouera pas », mais à quoi ? La salle du Théâtre Rive gauche se prête on ne peut mieux à cette mise en abyme savamment orchestrée par un Laurent Terzieff en grande forme. Jamais peut-être sa « patte » n’a été si légère et heureuse. Sa troupe, car c’en est une, joue à l’unisson : pudique, fine, bouleversante. Tant Michèle Simonnet dans Madge (quel amour de personnage !) que Nicolle Vassel dans Lady M, Émilie Chevrillon dans Irène, Jacques Marchand dans Geoffrey ou Philippe Laudenbach, compagnon de la première heure, dans Oxenby, ils semblent tous touchés par la grâce. On n’en revient pas. Non qu’ils soient mauvais d’ordinaire, mais là, c’est le sans-faute, l’art unanime. Même « seulement à sept », ça n’arrive jamais.

Le décorateur Ludovic Hallard s’est lui aussi surpassé avec cette loge-souricière qui, en un tournemain, se transforme en un plateau vu des coulisses, ménageant un bel effet d’ombres chinoises. Ce qui nous vaut quelques scènes de théâtre dans le théâtre où tout va de travers, où donc la salle part en rafales de rires qui vont bientôt presque empêcher que l’on entende le texte. Lear à se tordre, vous imaginez ! Du jamais vu. En même temps, ce vieil acteur qui oublie d’entrer en scène, obligeant ses camarades à improviser un texte « à la manière de Shakespeare », c’est-à-dire farci de clichés, tout cela vous a, en fait, quelque chose de poignant. Et pourtant on rit à en avoir mal ! Il n’y a que les Anglais et les Italiens pour avoir compris à quel point les deux sont indissociables : la farce et la tragédie. Pardon M. Terzieff, j’oubliais les Russes, qui sont d’ailleurs un peu les deux.

Les costumes de Marie Trimouille et les lumières de Mamet Maaratié, d’une grande poésie, achèvent de donner à cet Habilleur cette étrange ressemblance qu’a le théâtre avec la mémoire. Nous sommes donc autant dans les coulisses d’un théâtre perdu au fin fond d’une Angleterre transie de peur que dans celles de ces âmes qui vivent d’espoir et de souvenir. Le monde du théâtre est bien sûr une caricature du monde tout court. Les peines, comme les joies, y sont outrées. Ce sont elles que nous revivons, ici à bout portant, au rythme des petites manies et des gros chagrins de cette troupe qui raconte le monde. L’acteur et son habilleur s’y chamaillent comme tous les vieux couples, le théâtre étant cette maîtresse qui en tolère peu de vrais.

Comme dans le célèbre titre de Diderot Jacques le fataliste ET son maître, c’est ici Norman l’habilleur le personnage principal. Le « maître » y fait ce qu’on lui dit. Esclave de sa passion, usé, brûlé par elle, il n’est pas loin d’être devenu celui de son « valet ». Les deux acteurs sont prodigieux. Claude Aufaure tout en rondeurs et facéties, eau qui dort à laquelle il ne faut pas se fier, fait autant rire que peur tant il incarne le zèle fanatique de ce Servant * de l’art dramatique. En face de lui, Terzieff, plus christique que jamais (cette couronne d’épines à la fin !), se moque suprêmement de lui-même pour redevenir ce môme infernal : pathétique et geignard, tyrannique et cabot, victime et bourreau des autres, qu’est tout artiste. L’auteur, qui fut lui-même habilleur à la Royal Shakespeare Company, sait de quoi il parle. Ses dialogues en témoignent avec verve. Chapeau à Dominique Hollier pour son adaptation.

Alors, bien sûr, l’univers de Harwood est nettement moins noir que celui de Pinter. N’empêche que l’amour y est aussi tordu. C’est la clé de tous ces personnages qui au fond se tuent à s’aimer. À ce petit jeu, officiellement du « public chéri, je t’ai tout donné », Lady M, Madge et Norman montrent en fait autant d’héroïsme devant l’indifférence de leur seigneur et maître que celui-ci en face des catastrophes. Celle de la guerre d’abord, flatteuse (« Bombardez… mais sachez que chacune de mes répliques sera un bouclier contre votre barbarie… »), mais aussi hélas celle, lamentable, de l’âge (« M’aider ? Personne ne vous aide, on est tout seul, et il faut tenir, subir jusqu’au bout, tous les soirs, tous les soirs, et je n’en ai plus la force. »). Le tout avec le sourire, cet humour noir des gens de théâtre qui n’aiment rien tant que les commérages. Vous savez, cette façon « d’habiller les gens pour l’hiver ». 

Olivier Pansieri

* Titre d’un film de Joseph Losey, dont Harold Pinter écrivit scénario et dialogues.


L’Habilleur, de Ronald Harwood

Mise en scène : Laurent Terzieff

Adaptation : Dominique Hollier

Avec : Laurent Terzieff, Claude Aufaure, Michèle Simonnet, Jacques Marchand, Nicolle Vassel, Philippe Laudenbach, Émilie Chevrillon

Scénographie : Ludovic Hallard

Costumes : Marie Trimouille

Lumières : Mamet Maaratié

Création sonore : Pierre‑Jean Horville

Maquillages : Suzanne Pisteur

Perruques : Any d’Avray

Photos : © Christian Dumont

Assistantes à la mise en scène : Marie‑Anne Lorin, Émilie Chevrillon

Chargé de production : Christian Dumont

Construction décors : M.C.93

Coproduction Théâtre Rive gauche (Alain Mallet) | Cie Laurent‑Terzieff

Théâtre Rive gauche • 6, rue de la Gaîté • 75014 Paris

Réservations : 01 45 35 32 31

Métro : Edgar‑Quinet (ligne 6)

http://www.theatre-rive-gauche.com/

Du mardi au vendredi à 20 h 30, samedi à 17 heures et 21 heures, dimanche à 16 h 30

Durée : 2 heures

38 € | 28 €

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