« No World / FPLL », de Winter Family, Tinel de la Chartreuse à Villeneuve‑lès‑Avignon

« No World-FPLL » © Samuel Rubio

« No World », le bonbon qui pique

par Céline Doukhan
Les Trois Coups

Dans une atmosphère de joyeux bazar, Winter Family dénonce les hypocrisies de notre société de consommation.

Dans le programme du Festival d’Avignon, le genre attribué à No World / FPLL est « Indisciplines », jolie façon de suggérer que le spectacle ne rentre dans aucun genre préétabli, ou plutôt dans plusieurs. C’est une pochette-surprise remplie de bonbons à l’acide : leurs couleurs bariolées cachent un goût à peine supportable… Telle est dans une certaine mesure la manière dont le duo de Winter Family (Xavier Klaine et Ruth Rosenthal) présente notre monde contemporain : en apparence lisse et coloré, en réalité injuste et hypocrite. Tous les artefacts de la modernité sont là, à commencer par plusieurs écrans montrant en boucle une partie d’un jeu comme Candy Crush ; un Mac sur lequel pianote Ruth Rosenthal expose des motifs de rideau Ikea, puis diverses pages Internet sur lesquelles s’affichent, en vrac, les sujets les plus divers. Une manière efficace de dénoncer le matraquage d’informations et de faits dont nous sommes abreuvés sans hiérarchisation. Il y a un côté pop art dans cette façon humoristique et très visuelle de critiquer les excès et les absurdités de la société occidentale.

De même, la (hélas !) célèbre musique Gangnam Style, dont le clip vidéo avait battu tous les records de visionnage sur YouTube, est ici complètement démolie par un procédé très simple : loin de se dandiner suivant la fameuse chorégraphie, les trois interprètes restent parfaitement immobiles pendant toute la chanson, se contentant de légèrement pivoter sur le côté à deux reprises. Drôle et efficace.

La vacuité des discours

Autre moment irrésistible quand Ruth Rosenthal s’adresse au public en singeant les TED Talks, ces conférences de vulgarisation donnés par des personnalités 1. Même sans connaître ces conférences, on voit d’emblée la parodie : ton pseudo-familier, accentuation soigneusement calibrée de certains mots… La vacuité des discours : c’est l’autre grand cheval de bataille de Winter Family. Ainsi, les rôles s’inversant entre les clowns et les gens « sérieux », c’est d’un discours de François Hollande et Angela Merkel que jaillit le comique, l’un et l’autre attendant avec gaucherie que le discours du voisin puis sa traduction se terminent. Même sentiment quand Ruth Rosenthal dit au micro d’une voix neutre, qui en devient inquiétante, le texte de certaines publicités, comme pour ces perruques « 100 % cheveux européens et aucun cheveu indien ».

L’humour se fait aussi nettement moins bon enfant quand le spectateur est mis face à ses responsabilités. Sur le grand écran au fond du plateau, des extraits d’un documentaire sur la fabrication industrielle des saucisses apparaissent. Et pendant ce temps-là, Ruth Rosenthal prépare en direct un plat qui est ensuite servi aux spectateurs. Sauf que sur l’écran, on est passé à un montage présentant alternativement d’attendrissantes séquences de chatons et des images de massacres et de fosses communes. Les deux autres comédiens font alors prestement la navette entre la gazinière et les gradins, distribuant ce qui ressemble à des nuggets de poulet avec leur petit tas de ketchup dans des barquettes et enjoignant au public de faire passer à son voisin. Alors, mangera, mangera pas ? L’indécence des privilégiés, on n’en est plus spectateur, on la vit. Et le regard des uns sur les autres de changer radicalement : comment réagissent les autres ? Et moi, que dois-je faire ? Le goût acide du bonbon se fait sentir d’un coup.

La dernière partie, consacrée à une conférence foutraque de Guy‑Marc Hinant sur la Lotharingie (qui donne son sens au « FPLL » du titre, mais on ne vous en dit pas plus), débute avec la même loufoquerie, mais au bout de quelques minutes, on décroche. Pas grave, on se prend ensuite à écouter avec un certain intérêt une interview télévisée de David Beckham par Zidane. N’importe quoi ? Pas tant que cela : comme avec les images de chats que beaucoup de spectateurs semblaient voir avec plaisir (authentique ? de soulagement ?), Winter Family montre que, comme des bébés, nos angoisses peuvent être adoucies instantanément par ces tétines d’adultes que sont les écrans. Un scientifique (sociologue ? anthropologue ? psychologue ?) ferait sans doute son miel de l’observation des réactions du public pendant ce spectacle moins foldingue qu’il n’en a l’air. 

Céline Doukhan

  1. Voir http://www.ted.com/

No World / FPLL, de Winter Family

www.winterfamily.info

Conception, mise en scène et scénographie : Winter Family (Ruth Rosenthal et Xavier Klaine)

Avec : Johanna Allitt, Mamadou Gassama, Guy‑Marc Hinant, Ruth Rosenthal

Lumière : Jérémie Cusenier, Julienne Rochereau

Son : Sébastien Tondo

Conseil chorégraphique : Damien Jalet, Sylvia Bidegain

Photo : © Samuel Rubio

Tinel de la Chartreuse • 58, rue de la République • 30400 Villeneuve-lès-Avignon

www.festival-avignon.com

Réservations : 04 90 14 14 14

Du 5 au 12 juillet 2015 à 18 heures, relâche le 8 juillet

Durée : 1 heure

28 € | 22 € | 14 € | 10 €

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