Rechercher

« Tordre », de Rachid Ouramdane, Maison folie Wazemmes à Lille

« Tordre » © Patrick Imbert

Vies parallèles

Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups

Longtemps travaillé par la mise en espace des questions d’héritage, de témoignages du passé, de tension historique – comme l’histoire de la colonisation dans sa pièce « Exposition universelle », Rachid Ouramdane poursuit avec « Tordre » un nouveau volet de sa recherche chorégraphique. Ici, c’est la valeur du présent, de l’instant et de la force du geste, portée par deux danseuses inoubliables, qui éclot et qui prend sens sous l’œil du spectateur.

C’est d’abord le portrait croisé de deux femmes, de deux danseuses qui semblent livrer tout entiers, dans un seul geste, leur cœur, leur corps, leur mémoire, leurs rêves et leur apprentissage de la vie sur le plateau. Présences vives au regard direct, elles tranchent, hiératiques et vêtues de noir, si puissamment réelles au cœur de l’immensité abstraite d’une cage de scène blanche, en demi-lune.

Sur le modèle des spectacles de music-hall d’antan, elles commencent par arpenter l’espace de poses solennelles et outrées de comédie musicale. L’artifice musical et gestuel, finement calculé, ne fera que conférer plus d’ampleur aux autoportraits qui vont se succéder, où la sincérité, l’apurement des gestes et des postures donnent bien moins lieu à une représentation qu’à une confession.

La singularité assumée des deux danseuses contribue aussi à brouiller les pistes. Annie Hanauer, dont le bras gauche manquant est remplacé par une prothèse, apporte à sa danse une présence, une juvénilité et une passion rares. Femme-toupie recréant sans cesse son mouvement, Lora Juodkaite tourne sur elle-même, insufflant à chaque révolution d’infimes variations. Arborant cette double lutte contre le déséquilibre, la pièce est construite tout entière dans un mouvement ample de présence-absence qui concourt à briser les solitudes de ses interprètes.

Pourquoi choisir de danser ? Quelle est l’origine de cette quête, de cette mise en danger perpétuelle dont le résultat est cette présence donnée, cet équilibre retrouvé ? Chacune d’elles nous apporte quelques éléments de réponse. Il est impossible d’oublier l’urgence de la danse saccadée, libre et facétieuse d’Annie Hanauer, se faisant l’écho physique de la voix de Nina Simone dans Feelings, chanson d’amour et de perte. Elle danse le souvenir d’une chair et d’une vivacité disparues que l’imaginaire et l’énergie du mouvement tentent de compenser, de faire oublier, sans en effacer tout à fait l’absence. Cette tension, ce manque, sa danse la raconte mieux et de manière plus émouvantes que des mots ne sauraient le faire.

Il est tout aussi illusoire de penser quitter des yeux les tournoiements virtuoses de Lora Juodkaite, qui recrée et enrichit perpétuellement une danse héritée des jeux de l’enfance. Elle nous relate, par quelques mots feutrés prononcés dans un sourire, ces premiers instants de transe avec sa sœur, lorsqu’il était bien plus simple, pour se rassurer, de fermer les yeux et de croire pouvoir être emportée par la seule volonté de son corps. Le jeu, en grandissant, est devenu un art et une nécessité. Et de ces arabesques sans fin se dégage un sentiment à la fois désespéré et comblé.

On observe ce miracle, encore un peu en retrait. La beauté absolue peut parfois être écrasante. Ici, plus que l’admiration, c’est une impression de douceur qui se propage, d’émotion pudique tendue sur un fil entre nous et elles. Lorsqu’on renonce au spectaculaire pour laisser la simplicité du vécu prendre la place, c’est là que le geste rejoint la mémoire, et que la danse devient le vrai sujet. 

Sarah Elghazi


Tordre, de Rachid Ouramdane

Conception, chorégraphie : Rachid Ouramdane

Avec : Annie Hanauer, Lora Juodkaite

Lumières : Stéphane Graillot

Régie générale et construction décors : Sylvain Giraudeau

Production et diffusion : Erell Melscoët

Administration : Anaïs Métayer

Photo : © Patrick Imbert

Production : L’A

Coproduction : Bonlieu scène nationale d’Annecy et La Bâtie, festival de Genève dans le cadre du projet P.A.C.T. bénéficiaire du F.E.D.E.R. avec le programme I.N.T.E.R.R.E.G I.V. A. France-Suisse

Avec le soutien du musée de la Danse, centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne

Ce spectacle est programmé dans le cadre du festival Latitudes contemporaines, festival de la scène contemporaine, du 3 au 19 juin 2015 à Lille, Roubaix, Valenciennes, Arras, Villeneuve-d’Ascq, Courtrai

Plus d’infos sur www.latitudescontemporaines.com

Maison folie Wazemmes • 70, rue des Sarrazins • 59000 Lille

Réservations : 03 20 55 18 62 ou accueil@latitudescontemporaines.com

Le vendredi 19 juin 2015 à 20 heures

Durée : 1 h 10

Reprise

Théâtre de la Cité-Internationale • 17, boulevard Jourdan • 75014 Paris

01 43 13 50 60

accueil@theatredelacite.com

http://www.theatredelacite.com/

Du 3 au 10 novembre 2016, du lundi au samedi à 20 h30, relâche le dimanche

13 € | 5 € | 7 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant