« Une Carmen en Turakie », de Michel Laubu, les Célestins à Lyon

« Une Carmen en Turakie » © Romain Étienne / Item

Jubilatoire

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Michel Laubu est loin d’être un inconnu à Lyon où, il y a plus de vingt ans, il a planté les frontières mouvantes de sa Turakie. Depuis, il a fait son chemin, sans jamais épuiser la veine de ce théâtre d’objets, de récupération, de marionnettes. Avec cette « Carmen en Turakie », il affronte pour la première fois un opéra, et aussi un texte. Une incontestable réussite.

Même si ses contours sont flous (cette fois-ci la Turakie a plongé au fond des mers, ne me demandez pas pourquoi), au fil du temps, la Turakie nous est devenue étrangement familière. Elle recouvre le plus sûrement l’univers de Michel Laubu, son père, qui pourrait, avec Rimbaud, dire : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ».

Le monde de Michel Laubu est fait d’objets vieillots, cabossés, qui ont servi, ont eu une vie et en retrouvent une nouvelle dans ses mains. Il est aussi métamorphose permanente puisqu’une cruche va devenir personnage grincheux au nez constamment tourné vers le sol, ou rigolard s’il est tourné vers le haut. Il est ensemble d’éléments détournés, jamais isolés, toujours rafistolés, se transformant en béquilles, supportant emplâtres, entourés de toile de tente, morceaux de Scotch, collés à autre chose avec un bout de ficelle, une corde, du fil électrique, allumés souvent, en tout cas au figuré, quand ils n’ont pas tout simplement disjoncté. Parfois, ce sont les comédiens qui se changent en lampadaires (comme dans ce spectacle), c’est-à-dire accessoires dans toutes les acceptions du terme. Avec Michel Laubu, on entre en Turakie comme en poésie, on a intérêt à abandonner au vestiaire sa jugeote, son sens critique, faut lâcher la bride à l’imaginaire et se laisser embarquer.

Émerveillement, humour et joie de vivre

Ici, on va voir des planches à repasser devenir des taureaux furieux, des hippocampes jouer les trompettes, des crabes mués en parasols, à moins que ce ne soit l’inverse. Et comme il a décidé de transporter sa Carmen dans l’océan, voici venir sur le plateau un vieux phare mythique, l’Ar-Men, un bateau pneumatique, un explorateur en scaphandre, une plage avec ses baigneurs, au diable la logique, la mer c’est toute la mer, dessus dessous et même à côté ! Inutile de dire que non seulement on est sans arrêt surpris, mais encore on s’émerveille et on rit beaucoup. Car l’ingrédient universel de la Turakie est la joie de vivre dont ses membres ne sont pas avares.

Alors, que peut devenir un opéra qui, même s’il est flamboyant, exige rigueur et minutie. Sans parler d’un orchestre… Qu’à cela ne tienne ! Et, pour commencer, précisons que les spectacles du Turak ne sont rien moins qu’improvisés. Tout est ordonné, réglé, minuté, millimétré. Le fouillis n’est qu’apparent, le brouillon une coquetterie. Et si l’opéra qu’il nous propose est insolemment déconstruit, on en reconnaît les airs fameux qui surgissent dans le désordre, mais finement intégrés à l’action, et de préférence en semant l’humour sur leur passage. Cette action avec laquelle le metteur en scène prend bien des libertés puisque, autre exemple de son intarissable gaieté, il choisit une happy end pour sa Carmen, peuplant le plateau de poussettes qui tournoient comme sur un manège où nous sourient plein de bébés Carmen…

Ingéniosité et intelligence

Il faut encore dire un mot de la beauté des marionnettes, de l’intelligence qui a présidé à l’élaboration de leurs costumes : la robe de Carmen éblouissante comme le rouge de ses lèvres dans la blancheur de craie du visage, sa chevelure faite de vinyles bouclés et brillants, les tresses de Micaëla qui se déploient puis se referment sur Don José… Les masques sont magnifiquement dessinés, et les comédiens-manipulateurs qui les portent les utilisent en plusieurs dimensions, créant ainsi des ambiguïtés supplémentaires. Ces comédiens qui savent faire vivre leur marionnette et s’effacer avec élégance.

Saluons aussi l’ingéniosité des décors, à l’instar de ce lit d’amour dont le sommier deviendra la prison de Don José et l’introduction d’une autre nouveauté, celle de films d’animation qui opèrent comme autant d’intermèdes, annonçant chaque changement d’acte et le résumant d’une formule lapidaire. Et que se passe-t-il dans ces petits films délicats ? On y découvre un orchestre de crabes, de moules, de langoustines qui jouent des castagnettes, du violon, du trombone, du violoncelle et rendent accessible aux plus jeunes la musique de Georges Bizet. C’est délicieux, ça apporte du rythme, c’est une autre façon de donner à voir et à entendre. Un spectacle gouleyant ! 

Trina Mounier


Une Carmen en Turakie, de Michel Laubu

Cie Turak Théâtre

Écriture, mise en scène et scénographie : Michel Laubu en complicité avec Emili Hufnagel

Avec : Michel Laubu, Emili Hufnagel ou Magali Jacquot, Patrick Murys, Marie‑Pierre Pirson, Laurent Vichart

Adaptation musicale, bande-son, montage vidéo des films : Laurent Vichart

Dramaturgie : Olivia Burton

Création lumière : Christian Dubet assisté de Carolina Pomodoro

Musiciens sur la bande-son : Rodolphe Burger (guitare électrique), Loïc Bachevillier (trombone), Jeanne Crousaud (chant), Pierre Desassis (saxophones), Véronique Ferrachat (flûtes), Maxime Legrand (batterie), Raphaël Poly (contrebasse), Fred Roudet (trompette), Laurent Vichart (clarinettes, piano, mandole, guitare électrique, percussions, programmation) et la chorale de l’école des Adrets sous la direction de Valérie Cordier

Chanson Love ! Obey par Rosemary Standley & Helstroffer’s Band

Construction marionnettes, animation des figurines des films : Emmeline Beaussier, Géraldine Bonneton

Construction des accessoires : Charly Frénéa, Joseph Paillard, Fred Soria

Décors : Ateliers de la M.C.2-Grenoble

Costumes et accessoires : Ateliers des Célestins-Lyon

Regard extérieur : Caroline Cybula, Olivier Dutilloy, Brigitte Seth et Roser Montilo Guberna, Vincent Roca

Photos : © Romain Étienne / Item

Production : Turak Théâtre

Coproduction : Le Bâteau-Feu, scène nationale de Dunkerque – Célestins, Théâtre de Lyon – M.C.2 Grenoble – Le Volcan, scène nationale du Havre – La Comédie de Saint-Étienne, espace Malraux, scène nationale de Chambéry et de la Savoie, Théâtre Renoir, Cran-Gevrier – Château rouge, Annemasse

Avec le soutien des Subsistances à Lyon

Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon

Tél. 04 72 77 40 00

www.celestins-lyon.org

Du 15 au 31 décembre 2015 à 20 heures sauf les mercredis 23 et 30 et le dimanche 25 à 16 heures, relâche les lundis

Durée : 1 h 20

De 9 € à 36 €

Dès 8 ans

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