Viva Forsythe !
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
La Compañia Nacional de Danza de España revisite ses classiques avec ce « Programme Forsythe » magnifiquement interprété, dans le cadre d’un parcours autour de l’œuvre du chorégraphe. Après un début sage, la troupe madrilène se déchaîne, nous faisant remonter le temps mais aussi l’explorer avec une ferveur contagieuse.
Premier volet : The Vertiginous Thrill of Exactitude, donc un rien guindé. Tout y est pourtant conforme à l’original de 1996, pointes, entrechats, écarts, jusqu’aux costumes dessinés par Stephen Galloway, lui-même ancien danseur du Ballet de Francfort. Mais quelque chose manque, on ne sait quoi, peut-être la chaleur qui assouplirait ces figures imposées. Reste la prouesse que représente leur enchaînement ininterrompu : Un Lac des cygnes pop, en accéléré et en boucle, pendant treize minutes.
Flamme et maestria brillent, par contre, dans Artifact Suite, son œuvre la plus célèbre. En la revoyant, on mesure l’effet de bombe qu’elle produisit à sa création, en 1982. Plus de narration, plus de complexes. Le corps de ballet forme de pures architectures commandées par une mystérieuse « ombre grise », tandis que deux couples amorcent de perpétuelles esquisses de possibles duos, le tout sur la Chaconne de Bach, qui s’avère idéale.
Sisyphe du pas de deux
Pas sûr que tout le monde ait compris que ce bataillon de danseurs sémaphores illustrait le côté grégaire de la société. Sinon tant mieux, parce que c’est lui qui, tout au long de la pièce, va imprégner, déterminer et finalement détruire le couple, ici dédoublé comme dans un miroir. C’est le plus souvent la femme qui tente inlassablement de laisser s’exprimer sa joie, son émotion, ses désirs, avant de chaque fois retomber dans un abattement « bauschien » d’automate.
Certains duos, époustouflants, font ainsi ricocher leurs interprètes en vain, d’un bout à l’autre de cette boîte que bornent leurs semblables. Sisyphe du pas de deux, ils jouent et rejouent leur vie, régulièrement interrompue par un rideau qui revient, tel un obturateur. Noir sec voulu par William Forsythe, cinéaste à ses heures. Il y a du Metropolis dans son machinisme.
Une image, justement, m’en était restée : celle où ces deux couples, traversés par deux foules de robots, disparaissent en s’y fondant, et repartent avec elles dans deux directions opposées. Quelle façon de dire le pouvoir du groupe sur l’individu ! Un émerveillement.
De cet Artifact on retient encore ces chassés en arrière, comme autant de parodies de révérences, ces vagues humaines qui déferlent, s’éparpillent, puis dessinent les rouages d’un gigantesque mouvement d’horlogerie, ce kaléidoscope d’activités absurdement simultanées. Le Temps restant le personnage principal de ces tableaux, à juste titre très applaudis.
Diamant noir du chaos
En seconde et dernière partie, Enemy in the Figure demeure cependant ma pièce préférée, tant par la musique vrombissante de Thom Willems, complice de toujours, que par ses visions. Commande de l’Opéra de Paris en 1999, elle réhabilita avec éclat la danse classique, qu’on avait rangée un peu vite avec les vieilleries. Un mur barrant la scène, un énorme projecteur monté sur roulettes que les danseurs dirigent eux-mêmes, une corde par terre : voilà pour les ingrédients de ce diamant noir du chaos.
Les soli s’y succèdent, tous plus savants et beaux les uns que les autres. C’est d’abord celui de la femme à terre, puis ceux des hommes jaillissant, tout hérissés de franges, de cet obstacle autour duquel tournoient les solitudes. Les corps s’éprennent et se déprennent sans relâche dans la lumière rasante. Une énergie incroyable s’en dégage, symbolisée au sol par l’étrange bande passante de la corde animée à vue par les danseurs. La salle, archicomble, fait d’ailleurs un triomphe à ce sacré spectacle. Qu’aucune autre salle française ne l’ait programmé demeure inexplicable et aberrant.
Olivier Pansieri
Programme Forsythe, Compañia Nacional de Danza de España, sous la direction de José Carlos Martinez
Avec les danseurs de la Compañia Nacional de Danza de España
Chorégraphies: William Forsythe
Direction : José Carlos Martinez
1 – The Vertiginous Thrill of Exactitude (1996)
Musique : Franz Schubert
Costumes : Stephen Galloway
Mise en scène : Noah Gelber
2 – Artifact Suite (1982 / 2004)
Musique : Jean Sébastien Bach, Eva Crosman-Hecht
Mise en scène : Agnès Noltenus, Maurice Causey
3 – Enemy in the Figure (1999)
Musique : Thom Willems
Mise en scène : Ana Catalina Román
Durée : 1 h 30
Photo © voir TNB
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Mardi 17 et mercredi 18 avril à 20 heures, jeudi 19 avril à 19 h 30, vendredi 20 avril à 20 heures, samedi 21 avril à 15 heures
De 11 à 27 €
Réservations : 02 99 31 12 31