Le cri de Sarah Kane
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Dans une pièce ultime écrite à 28 ans, Sarah Kane livre le témoignage intime et poignant des derniers jours de sa vie. Loin d’être l’apologie d’un suicide annoncé, « 4.48 Psychose » évoque la puissance d’une tentative de vie. La proposition de Cécile Fleury, dirigée par Yves Penay, fait irradier toute la beauté de ce texte exigeant.
Que se passe-t-il dans un esprit qui ne distingue plus les barrières séparant la réalité de l’imaginaire ? Où commence le monde extérieur ? Où commence le fantasme ? La pièce est une plongée abyssale dans l’intimité d’une jeune femme psychotique, l’auteure elle-même, qui a programmé la date et l’heure de son suicide. Elle signe une pièce acérée à l’humour glacial.
Monologues, conversations entre la patiente et son psychiatre, listing des médicaments et analyse de dossiers cliniques… Le langage est libre, imagé et direct sur une fin de vie devenant théâtre, dans une autodérision et une sincérité hors norme. Lucide, bien que malade, Sarah Kane œuvre comme une chirurgienne autour d’un cerveau blessé, révélant la béance du mal : une part manquante existentielle – elle-même – qui ne s’est jamais trouvée.
Double présence
Ici tout est fusion, le texte, la mise en scène, le jeu. Cécile Fleury est habitée par ces mots, découverts, explique-t-elle, au hasard d’un livre ouvert dans une librairie. Coup de cœur, coup de foudre, cette connexion immédiate génère une passion palpable sur le plateau. La comédienne devient mots, poésie, incarnation de chair, d’os et d’esprit. Cécile / Sarah est une seule, mais double présence, l’une délivrant la parole de l’autre, qu’elle semble percevoir ici et maintenant dans l’intimité de l’antre noir du théâtre ; l’ombre projetée de la comédienne évoque aussi celle de Kane. C’est vertigineux.
Cécile Fleury fait vibrer le propos avec une clarté irréprochable, permettant à toute la poésie sombre mais lumineuse de l’autrice de jaillir dans la certitude d’une vérité urgente. Faut-il l’avoir laissé mûrir en soi, ce texte, pour parvenir à une telle limpidité, à ce degré d’évidence ! La comédienne alterne le ton neutre du psychiatre avec la voix douloureusement tendue de sa patiente, dans un engagement de jeu total.
Dévoilé en pleine lumière, à portée immédiate de notre compréhension et de notre émotion, le texte de Sarah Kane résonne dans son ampleur de cri. Appels au secours, questions sans réponse, corps épuisé dans sa lutte existentielle, crispé dans une vaine et harassante exhortation : « Parfois je me retourne et retrouve votre odeur (…). Et je ne peux pas croire que je peux ressentir ça pour vous et que vous, vous ne ressentiez rien ? Vous ne ressentez rien ? ».
Mais la comédienne puise aussi dans les mots de l’autrice des respirations plus douces, par ses sourires emplis d’humour et le calme de sa voix posée entre les tempêtes. Avec elle, dans cette oscillation constante entre lumière et obscurité, nous souffrons et nous sourions.
Une femme inconnue
Réduit au strict nécessaire, le mobilier est anguleux, sec et noir. Pas une courbe n’a droit de cité, l’harmonie du cercle est drastiquement bannie. Vêtue de blanc, tout en blondeur, Cécile Fleury évolue dans un enfermement sombre, obscures profondeurs de Kane, loin de toute région intérieure habitable. Seul le rideau blanc – hôpital aussi bien sûr – semble promesse de sortie.
Au fur et à mesure que l’heure choisie avance, la comédienne déménage les trois meubles, seuls éléments de son ici-bas, dans une précipitation sans concession. Elle réorganise encore et encore son espace, intranquille, jamais satisfaite. C’est évidemment sa place qu’elle cherche ainsi, en quête d’une possibilité, d’un îlot qui la mettrait enfin face à elle-même. Sa terre inconnue. « J’embrasse une femme par-delà les ans qui disent que jamais on ne se rencontrera ». Nous ne sommes pas près d’oublier l’intensité avec laquelle la comédienne se désespère de cette folle absence.
Rouges, blanches, violettes… Les lumières crées par Elias Atig contribuent sans conteste à la théâtralité de la pièce. Des accords de palette crus plongent sur la comédienne, la frôlent, ou la dessinent. C’est une mise en valeur esthétique et raffinée qui invite elle aussi le public à entrer au creux d’un paysage intérieur morcelé. Auréolée de mauve, couleur de spiritualité, la comédienne allongée sur le dos, relève lentement bras et jambes, évoquant l’image d’une décorporation progressive. Le corps et l’esprit se séparent, de l’entrave du premier, le second se libère. L’image est bouleversante.
« Levez le rideau », la phrase de fin, résume à elle seule l’enjeu de la pièce : « Validez-moi / Observez-moi / Voyez-moi / Aimez-moi ». Immense bravo à Cécile Fleury et Yve Penay, au rendez-vous de cette imploration. Un spectacle organique. 🔴
Florence Douroux
4.48 Psychose, de Sarah Kane, par la compagnie du Refuge
Traduction Evelyne Pieiller
Le texte est édité aux éditions de l’Arche
Mise en scène : Yves Penay
Avec : Cécile Fleury
Durée : 1 h 05 minutes
Dès 15 ans
Théâtre La Luna • 1, rue Séverine • 84000 Avignon
Du 29 juin au 21 juillet 2024, à 13 heures
De 15 € à 22 €
Réservations : 04 12 29 01 24 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « 4.48 Psychose », par Romain Labrousse