Canard ou canular ?
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Des « objets étranges, inclassables, beaux » : c’est ainsi que sont désignés dans le journal du Théâtre de la Bastille les différents spectacles du quatrième « Hors série » qui a lieu jusqu’au 17 février 2012. Et inclassable, sans nul doute « À la recherche des canards perdus » l’est. Frédéric Ferrer, conférencier pince-sans-rire, semble ici s’inscrire dans la lignée des « Méfaits du tabac » de Tchekhov. Conférence sérieuse ? Spectacle ironique ? Difficile de choisir, mais on suit jusqu’au bout avec intérêt. Rien de révolutionnaire mais une heure vivifiante.
Les glaciers qui fondent, le réchauffement climatique : on raconte beaucoup à ce sujet, mais, en définitive, on ne sait pas grand-chose. C’est pourquoi il ya ceux qui en frémissent, et ceux qui raillent. Délire ? Manipulation ? Réalité ? En tout cas, il y a de quoi écrire des films catastrophes, des livres d’anticipation (dans le registre sérieux, voire mélodramatique), ou concevoir des spectacles insolites comme À la recherche des canards perdus (dans un registre nettement plus bouffon).
Quels sont les ingrédients de cette « petite conférence » d’à peine une heure ? D’abord, l’évocation d’un lieu improbable ; c’est-à-dire un glacier dont l’homme est banni et une banquise qui se fait la malle. Le glacier se situe au Groenland et a donc un nom exotique : « Jakobshavn ». Sur la banquise, non loin de là, se trouve une ville au nom étrange aussi : « Ilulissat ». Ce lieu n’est pas anecdotique, car cette banquise qui se défait, qui glisse sur son socle présente comme une métaphore du spectacle de Frédéric Ferrer. Gare à la gamelle, le courant souterrain de l’absurde court en dessous de la glace scientifique… portant sur ses eaux 90 petits canards en plastique au sourire goguenard.
Le radeau des canards
Que raconte donc Frédéric Ferrer durant une heure ? C’est le deuxième ingrédient absurde du spectacle. À l’origine, il y aurait une expérience de la N.A.S.A. La grande et sérieuse agence qui envoie des hommes dans l’espace intersidéral aurait cette fois missionné des canards en plastique dans l’espace « inter glacial » pour mesurer les phénomènes internes au glacier Jakobshavn… Incongru ? Pas du tout, selon Frédéric Ferrer, les canards auraient fait leurs preuves auparavant. En 1992, le naufrage d’un navire aurait, en effet, catapulté des cargaisons de joujoux en plastique qui auraient tenu le choc pendant des années sur les océans, permettant une étude des courants de surface. On vous laisse le plaisir de découvrir tout le sel de cette marine affaire et du reste.
De ce matériau plus que loufoque, Frédéric Ferrer fait l’objet d’une conférence dont tout le jeu ou l’enjeu est de faire perdre le (grand) nord aux spectateurs. Tout commence avec les apparences du sérieux : look du comédien, écran de projection, tableau Velléda… précautions oratoires, liaisons des arguments et des exemples, présentations de tableaux d’hypothèses avec des schémas, des flèches. On se méfie cependant un peu, car une bande de canetons en plastique rôde depuis le début. On a raison. Insensiblement, et c’est tout le travail fin sur le décalage progressif qui est intéressant, le discours se détraque. Ça part avec une digression qui nous informe de la nécessité d’aller droit au but, et un avertissement sur les incartades potentielles de la conférence. Ça se poursuit par une sarabande d’hypothèses farfelues, et de discours déconcertants sur la psychologie… des canards… en plastique.
Canular ou tremblements
Pascal disait bien qu’entre la foi et la science, il n’y a qu’un pas. De la même manière, entre un discours scientifique et une théorie du complot, le délire d’un imposteur comme le médecin malgré lui ou Knock, qu’est-ce qui fait le départ ? Entre un comédien et un conférencier, quelle est la différence sinon l’autorité d’une institution comme la N.A.S.A ? C’est très amusant de s’y perdre. On dira qu’au point de vue de la scénographie comme du jeu, un tel parti pris réduit les possibles. Sans doute, et peut-être ne sort-on pas marqué par le spectacle, ni ébloui ni ému. Mais le spectacle présente l’intérêt de déplacer la fameuse dialectique entre plaire et instruire. Par ailleurs, dans ses faux balbutiements, dans ses mouvements nerveux et un peu brouillons, Frédéric Ferrer interprète bien un rôle. À la recherche des canards perdus, on trouve donc une part d’enfance et quelques interrogations géopolitiques ou scientifiques plus qu’inquiétantes. Canular ou tremblement ? ¶
Laura Plas
À la recherche des canards perdus, de Frédéric Ferrer
Cie Vertical Détour • les Anciennes Cuisines, hôpital psychiatrique de Ville‑Évrard • 202, avenue Jean‑Jaurès • 93330 Neuilly‑sur‑Marne
01 43 09 35 58
Site de la compagnie : www.verticaldetour.org
Écriture, conception et interprétation : Frédéric Ferrer
Photos : © Frédéric Ferrer
Théâtre de la Bastille • 76, rue de la Roquette • 75011 Paris
Site du théâtre : www.theatre-bastille.com
Réservations : 01 43 57 42 14
Mardi 7 et vendredi 10 février 2012 à 19 h 30, et vendredi 11 février 2012 à 18 heures
Durée : 1 heure
14 € (20 € pour À la recherche des canards perdus et les Vikings et les Satellites)