Putain de vie !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Avec « Aglaé », Jean‑Michel Rabeux livre le témoignage d’une prostituée incarnée par une Claude Degliame impériale, qui nous déballe tout, sans tabou. De quoi changer le regard sur le plus vieux métier du monde.
Aglaé peut bousculer les idées reçues, déranger, voire scandaliser, mais son humanité force le respect. Sa force aussi. En portant sur scène l’histoire véridique de sa vie, Jean‑Michel Rabeux dresse le portrait d’une femme libre qui revendique son rejet des puritains comme des maquereaux. Une émancipation frondeuse qui bouscule les clichés.
Sans jugement, la pièce est avant tout un témoignage. Depuis Éloge de la pornographie, il y a une trentaine d’années, Claude Degliame n’a cessé de collaborer avec Jean‑Michel Rabeux, d’ailleurs son compagnon. Tous deux intéressés par le monde interlope et la marge, ils ont récolté la parole de prostituées, et la rencontre avec l’une d’entre elles les a particulièrement inspirés. Avec plus de 60 ans d’expérience, Aglaé, qui ne s’appelle pas ainsi dans la réalité, avait de quoi raconter !
« Faire du bien, rendre service », tel est son credo. Celle‑ci nous explique en effet comment elle est avec les clients, avec elle-même et son désir, ses amours et amitiés. Une putain de vie, avec ses hauts et ses bas ! Surtout ses bas, en fait, car elle a tout vécu, Aglaé, les palaces et l’avenue Foch, le trottoir et le Bois, Paris et aujourd’hui Marseille. Les macs et les flics aussi. Même la taule ! Pourtant, rien n’a jamais entamé son plaisir de vivre, car, si elle fait commerce de son corps, elle a pu échapper à l’esclavagisme. Pas d’enfer pour elle, donc ! Son activité est un choix totalement assumé.
De haut en bas
Avec beaucoup de classe, Claude Degliame, en combinaison de soie très sexy et lunettes de soleil extravagantes, déambule parmi nous, comme dans un bar. Exposée au plus près, elle établit un contact direct. Brut. Elle ne racole pas, mais ne mâche pas ses mots, cette spécialiste du sexe. Dans une situation inconfortable, sur des tabourets, les spectateurs, davantage considérés comme des confidents, focalisent leur attention sur la dame et ses mots, d’autant plus qu’il y a peu d’effets de mise en scène : plusieurs verres avalés cul sec (forcément !), quelques silences et un hors-champ lourds de signification. Que de subtilités !
La comédienne s’est glissée avec aisance dans ce personnage, comme oblitéré, pour ne pas être dans la copie. Avec le metteur en scène, elle a su trouver en elle la fantaisie, les forces et les failles, bref sa théâtralité. Ils ont gardé les anecdotes qui font sens, les expressions et le parlé si singulier : « Je suis une vieille pute et non une salope », comme elle le précise. Parfois crue, la pièce n’est pourtant pas vulgaire.
Une pute qui parle d’amour
Pas de théâtre documentaire, donc, mais un spectacle nourri de réel, qui s’attache à restituer la parole de son héroïne, sa lucidité, son humour et sa rude délicatesse, sans pour autant gommer ses contradictions. Une femme provocante, mais cultivée et dotée d’une rare intelligence de la vie, des hommes, des rapports humains. Bien qu’au ban de la société, malgré les problèmes avec son fils (gendarme !), Aglaé n’est pas une victime. Cette femme défend même son point de vue haut et fort : « Ça me plaît de plaire, pas de les faire bander, ça c’est facile. De plaire encore à mon âge ». Quant aux positions sur le métier et le milieu, elle n’en manque pas. La loi qui criminalise, l’hypocrisie de la société bien-pensante, tout cela la révulse, au même titre que les proxénètes. Voilà de quoi mettre les valeurs morales cul par‑dessus tête !
« Moi libre toujours. Ni dieu, ni maître », clame-t‑elle fièrement. Même si Aglaé n’est pas une porte-parole, ses réflexions relancent le débat sur la légalisation de la prostitution. Pour autant, le spectacle traite moins de la professionnalisation que de l’humain. On peut le regretter, car les « travailleurs du sexe » vivent le plus souvent un véritable enfer, ce qui soulève des questions fort complexes. Mais là réside également l’intérêt de ce spectacle : donner à entendre, avec les moyens du théâtre, un récit original, incarner un personnage hors norme convaincant, loin du politiquement correct ou de la mièvrerie.
Cette Aglaé, « une grande, une très grande personne », comme le précise Jean‑Michel Rabeux, est décidément exceptionnelle : parvenir à faire reconnaître les « putes » à leur juste valeur : des femmes respectables, des êtres d’une grande humanité. Sans nous toucher. Ou presque ! ¶
Léna Martinelli
Aglaé, texte et mise en scène de Jean‑Michel Rabeux d’après les Mots d’Aglaé
Avec : Claude Degliame
Lumières : Jean‑Claude Fonkenel
Assistant à la mise en scène : Vincent Brunol
Photos : © Alain Richard
Théâtre du Rond‑Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 21
Site du théâtre : www.theatredurondpoint.fr
Du 4 au 29 janvier 2017 à 20 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche les lundis et le 8 janvier
Durée : 1 heure
29 € | 23 € | 18 € | 16 € | 12 €
Tournée
Les 4 et 5 mai 2017, au Bateau‑Feu, scène nationale de Dunkerque (59)