« Assoiffés », de Wajdi Mouawad, Théâtre des Clochards‐Célestes à Lyon

Assoiffés © Roland Plenecassagne

De l’absolu, tabernacle !

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Un texte incandescent sur l’adolescence de Wajdi Mouawad interprété par trois jeunes comédiens qui n’ont peur de rien : pour leur première création, ils cosignent aussi l’adaptation et la mise en scène. Une vraie réussite de cette compagnie toute neuve et déjà prometteuse, le Bruit de la rouille.

La pièce du grand auteur libano-québécois est complexe, comme toujours. Les histoires qu’elle raconte s’entremêlent, portées par des personnages à l’identité incertaine, n’abordant les rives de la réalité que pour plonger plus sûrement dans l’inconscient, les désirs et les cauchemars. Le Bruit de la rouille en présente pourtant une version dépouillée qui laisse toute la place à la sensibilité des acteurs et à l’intelligence du propos.

Sur le plateau nu, un simple cube de bois de deux mètres de côté environ occupe seul l’espace au début de la pièce. Cet élément unique de décor va s’avérer très efficace : de maison il va devenir tribune, puis castelet. Au commencement du spectacle, il n’est que mystère : en émanent en effet des bruits tandis que le cube tremble comme secoué par un séisme, comme si quelqu’un y était enfermé et essayait de sortir. Cette métaphore de l’enfermement sera le fil rouge du spectacle. Quand enfin il surgit, Sylvain, un grand gaillard dégingandé, se lance dans un flot de paroles ensauvagées, rebelles et désespérées : qu’ont donc à lui offrir la vie, et la société, sinon la sempiternelle récurrence du même, sinon la mort des illusions et la fin de sa quête d’absolu ?

En témoignent les questions imbéciles des adultes, répétitives à souhait : « Alors, l’école, ça va ? ». C’est du moins ce que Sylvain a choisi d’en retenir. Ce garçon à la langue acérée est interprété avec passion et brio par le comédien québécois Alexandre Streicher qui utilise fort à propos son accent pour dire les tabernacle et les chum dont la prose de Mouawad est émaillée. Son incontestable présence fait merveille, et on l’écoute déverser ses invectives sans décrocher une seconde. Il fait preuve aussi d’un vrai talent comique en nous livrant des dialogues dans lesquels il interprète tous les rôles (y compris celui du bus de ramassage) avec un sens aigu de la caricature.

L’adolescence entre cri et mutisme

Lorsque les fenêtres du cube s’entrouvrent, deux masques de commedia dell’arte en jaillissent. En véritables polichinelles, avec toute une gestuelle de marionnettes, père et mère expriment leur inquiétude devant le silence opiniâtre de leur fille qui s’est enfermée à double tour dans sa chambre. Une anomalie qui se heurte à leur désir que la vie reprenne un cours raisonnable… Ce sont tous les adultes qui se trouvent ainsi réduits au rang de marionnettes.

Autre personnage intéressant ou sans doute devrais-je dire autres personnages intéressants, Boon, tant il interprète non seulement plusieurs rôles, mais aussi le même à divers moments de sa vie et de son évolution. Il est à la fois l’homme providentiel auquel seule la jeune fille accepterait peut-être de parler, le gentil garçon bon fils-bon frère d’autrefois et celui qui sort d’un autre espace-temps : lorsque, adulte, il a vieilli, renoncé, du moins le croit-il, à ses ambitions d’écriture d’hier. En bon élève qu’il a toujours été, il s’est conformé à la demande sociale et exerce aujourd’hui le métier d’anthropologue judiciaire. C’est ainsi qu’il retrouvera Sylvain… et Norvège, l’héroïne du dernier et seul roman qu’il écrivit dans une existence antérieure…

Dans un monde entre fiction et réalité, entre vie et mort, tissant les différents âges de la vie, il faut beaucoup de subtilité à Vivien Fedele pour incarner ce personnage complexe sans nous perdre. Il parvient à nous rendre accessibles la mémoire qui lui revient, les regrets qui l’étreignent, l’émotion qu’il ressent tout en rendant compréhensible et captivante l’enquête qu’il mène aujourd’hui sur l’énigme des deux corps retrouvés enlacés noyés dans le Saint-Laurent. Lui aussi un excellent comédien.

Le Bruit de la rouille a enfin offert au personnage de Norvège, à la fois héroïne de roman, jeune fille révoltée et cadavre mystérieux, sorte d’Annabel Lee ou d’Ophélie, quelques belles scènes. Sous les traits de Mélanie Catuogno, Norvège doit pour exister sortir d’une gangue de papier tissé qui la maintient prisonnière et ne la montre que par transparence. Le visage écrasé contre ce voile, telle Méduse, cette adolescente prête à toutes les violences, y compris contre soi-même, inquiète par son étrangeté. Belle métaphore qui aurait sans doute mérité de ne pas être aussi longuement filée.

Un spectacle à la fois tendre et juste, puissant et authentique, qui appelle un chat un chat et qui emprunte dix chemins pour dire la cruauté des choix, le besoin éperdu de sens et la fragilité de la vie. Un spectacle servi par de très bons comédiens dont il faudra suivre l’évolution. Encore une découverte des Clochards célestes…

Trina Mounier


Assoiffés, de Wajdi Mouawad

Conception et interprétation : Mélanie Catuogno, Vivien Fedele, Alexandre Streicher

Technicienne : Sarah Ballestra

Coordinateur artistique : Pierrick Bressy‑Coulomb

Photo : © Roland Plenecassagne

Diffusion :

Théâtre des Clochards-Célestes • 51, rue des Tables-Claudiennes • 69001 Lyon

Métro : Croix-Paquet

04 78 28 34 43 / 04 78 28 35 19

www.clochardscelestes.com

Du 5 au 18 mars 2016, mardi, mercredi, vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 17 heures, relâche dimanche et lundi

Durée : 1 h 25

De 8 € à 15 €

Dès 13 ans

Assoiffés du 7 au 30 juillet 2016 à l’Alizé Théâtre dans le cadre du Off d’Avignon tous les jours (sauf le 19 juillet) à 13 h 20

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