La jeune fille et la mort
Par Céline Doukhan
Les Trois Coups
Le lyrisme sombre d’« Au pont de Pope Lick » fait de la pièce de Naomi Wallace une fulgurance romantique pour notre temps.
L’argument d’Au pont de Pope Lick porte en lui les germes d’une tragédie, d’une histoire d’amour vouée au drame, d’un tableau désespéré de la société, d’un portrait à vif de l’adolescence. Pace Creagan est la mauvaise fille de la région, libre, butée, provocante, tête brulée. Elle fait tourner la tête du jeune Dalton, qui donnerait n’importe quoi pour un baiser d’elle. N’importe quoi, y compris relever le défi que lui lance la jeune fille : sur une voie de chemin de fer perchée à trente mètres de haut, courir d’un bout à l’autre du pont sans croiser le train qui risque à tout moment d’arriver à toute vapeur du côté opposé. Un jeu dangereux qui permet de tuer le temps et d’éprouver son courage, de tester ses limites pour se sentir exister, enfin, dans ce monde des Américains appauvris par la crise de 1929. Au risque d’y laisser la vie.
Le texte mêle habilement le portrait d’une génération au drame intime, et c’est peut-être là la plus belle réussite de la pièce. Les deux protagonistes principaux, Pace et Dalton, forment un couple improbable mais touchant : véritable amour ou rencontre de deux solitudes ? La réponse apparaît peu à peu.
Une inquiétante immensité
Les scènes se déroulant au pont sont les plus captivantes, sans doute parce qu’elles concentrent les enjeux sentimentaux et dramatiques. La montée du suspense sur la préparation de la course folle contre la machine correspond aussi à la construction du sentiment entre Pace et Dalton. L’ennui, la pauvreté, l’absence de perspectives d’avenir, les errances d’une jeunesse désabusée, la fuite en avant et, bien sûr, les trains : plus d’une fois, on pense à l’univers du film Trainspotting (1995). En moins trash, et en plus lyrique. Serait-on plutôt du côté de la Fureur de vivre et ses courses de voitures meurtrières ? Ici, on regarde les trains, mais droit dans les yeux. Ils sont la folie et le défi que la vraie vie, celle d’en bas du pont, n’offre pas.
Les deux interprètes, Mathieu Besnier et Jeanne Vimal, sont plus âgés que leur rôle, mais cela ne les empêche pas de rendre l’histoire de Pace et Dalton déchirante et, hélas, crédible. La scénographie de ces moments au pont est particulièrement réussie, intégrant de vastes projections d’un pont pas vraiment réaliste, mais présent dans toute son inquiétante immensité. Une bande-son scande ces moments importants, mais, c’est à la mode, la musique se met littéralement à hurler lors d’un passage particulièrement intense – penser désormais à se munir de boules Quies ® avant d’aller au théâtre.
Les moments se déroulant dans les autres décors (la maison de Dalton et la prison) sont moins prenants, même si Claire Cathy, en mater dolorosa sortie d’une photo de Walter Evans, en impose : inquiétude, frustration, révolte… Elle révèle avec talent combien les douleurs de la jeune génération résonnent aussi pour la sienne. ¶
Céline Doukhan
Au pont de Pope Lick, de Naomi Wallace
Traduction de Dominique Hollier, éditions Théâtrales
Cie Ariadne • 24 bis, avenue Leclerc • 38300 Bourgoin-Jallieu
Mise en scène : Anne Courel
Assistante à la mise en scène : Sabryna Pierre
Avec : Mathieu Besnier, Claire Cathy, Thierry Mennessier, Stéphane Naigeon, Jeanne Vimal
Direction technique : Jean‑Pierre Naudet
Scénographie : Stéphane Mathieu
Création son : François Chabrier
Costumes : Cara ben Assayag
Vidéo : Fabienne Gras, avec la complicité de Pierre Grange et Rémi Devouassoud, qui a fait la création
Visuel : Jérôme Granjon-Pupik
Photo : D.R.
Théâtre Paul-Scarron • 8, place des Jacobins • 72000 Le Mans
Réservations : 02 43 43 89 89
Le 17 février 2014 à 18 h 30, le 18 février à 20 h 30
Durée : 1 h 20
7,50 €