Bilan In et Off, Festival Éclat, Aurillac

Faune-cie Nue © Michel-Wiart

Un festival à hue et à dia

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Réunion de famille des arts de la rue, concentration punk, vivier de créations où s’ébattent 4 140 représentations et 120 000 spectateurs, Aurillac reste un lieu de découvertes et de fêtes aussi vital qu’atypique. Dernière virée dans l’éclectique programmation du In et dans la jungle du Off.

La programmation officielle de Fred Rémy a joué son rôle de rassembleuse comme de défricheuse. De grands spectacles ont brassé et fédéré la foule. La déambulation de la marionnette Mo de L’Homme debout, la cérémonie légère de Ouinch Ouinch X Mulah qui transforme la place des Carmes en insouciant dancefloor, ou encore La Horde dans les pavés, acrobates auto-tunés, grimpant, volant et glissant sur le public comme au sommet des immeubles, ont suscité des rassemblements émerveillés.

Excitation foraine, proposition aussi féérique que grinçante de Titanos est plus ambiguë et, par là-même, plus subtile. Attirant chaque soir une transhumance de mille personnes jusqu’au stade de Peyrolles, l’inauguration de « Cosmogonos » est une drôle d’affaire. Galvanisés par des harangues commerciales ou une ministre déléguée aux transitions numériques (c’est peu ou prou la même chose), on entend, à quarante ans de différence, deux versions d’un discours d’ouverture d’un projet de parc qui semble maudit.

Fête maudite

Ces deux inaugurations redondantes nous font trépigner, d’autant que « l’humanité aura disparu dans quarante minutes ». Quand le portail s’ouvre enfin, on s’engouffre. Un univers faramineux nous happe ! La lumière noire et le fluo font surgir de sombres attractions foraines. On navigue dans ce dédale mécanique cernés par des personnages bizarres qui rappellent tant les monstres japonais de Chihiro, les squelettes colorés de la fête mexicaine des morts, un épisode délirant de Scouby-Doo que les films gothiques de Tim Burton.

« Excitation foraine », cie Titanos © Stéphanie Ruffier

Manèges de bois à épouvantails, stands de tirs de ballons, de lancer de couteaux, maisonnette hantée par des automates flippants, grand huit où des billes métalliques semblent avoir trouvé le secret du mouvement perpétuel… On ne sait plus où donner de la tête. On déambule ébahis, parfois bousculés par un diable qui traîne un coffre de chaînes ou par un démon pailleté éructant.

Quand soudain, une nouvelle porte s’ouvre ! C’est alors un déluge de feu qui nous accueille dans un enfer de machines méphistophélique, façon Doedel. Ce deuxième parc nous laisse cois devant tant de beauté. On s’esbaudit moins qu’on ne contemple la nuit fumante et enflammée. On sort excités… mais recrachés au bar. On regrette ne pas savoir quoi faire du billet donné à l’entrée : on aurait tant aimé monter sur un manège. Une possibilité à venir ? Quant à l’histoire du méchant qui nous servait de guide, elle n’est pas assez écrite et investie pour qu’on s’y intéresse. Le travail scénographique irréprochable, l’univers forain si noir et fantomatique, mériteraient une trame narrative plus vigoureuse. 

Tenter de dire l’asphyxie

Plus près du centre, les amoureux des mots sont soufflés par une tragédie qui se joue à huis clos. Un homme succombe sous les coups de quatre vigiles pour avoir pris et bu une bière dans un supermarché. Que vaut une vie ? « Ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu ». Ce que j’appelle oubli, de Laurent Mauvigner, roman sans virgule ni point, asphyxie son lecteur. La mise en scène de Garniouze Ink conserve la litanie obsédante du texte et la mécanique implacable du fatum. Tout est déjà joué.

Sur le bitume, des monceaux de canettes vides, de « cadavres » dit-on vulgairement. On imagine le corps gisant en-dessous. Le texte, d’apparence dialogique car adressé au frère, est un monologue monstre qu’incarne avec force, respect et conviction Christophe Lafargue. Il constitue aussi un tombeau, au sens littéraire du terme : une commémoration collective par le biais du récit, la chronique implacable d’un destin, une épitaphe pour celui qui n’est plus.

Des hommes et des bières

Après Rictus et Je m’appelle, œuvres littéraires adaptées dans la rue et déjà consacrées à ceux qui y vivent, ce dernier opus de Garniouze entérine les talents de l’acteur au visage buriné, au regard acier tranchant et à la voix sûre. Dans ce monde d’hommes, la virilité, la laideur, l’homophobie, l’alcoolisme empuantent l’air. L’odeur de la casserole qui crame, comme un feu de détresse, nous saisit. Les gadgets électroniques un peu moins. Les corps, à la fraternité et le remugle avec les bières suffisent à la puissance de la mise en scène.

« Ce que j’appelle oubli », Garniouze Ink © Jean-Michel Coubart

On regrette que l’auteur n’ait pas autorisé de coupes, elles auraient sans doute permis de conserver davantage l’aspect asphyxiant de l’écriture. La scénographie bâtie sur une récup ingénieuse et la présence de musiciens participent à créer l’impression d’épisodes, plutôt qu’un bloc. Notons enfin qu’une représentation a été gâchée par une mise en abyme troublante : un homme de la sécurité a quasi étranglé un spectateur arrivé en retard et récalcitrant. Énième illustration de l’agressivité masculine et des tristes petits pouvoirs de ceux qui assurent l’ordre.

En regard, Kit de survie en milieu masculiniste, par Pintozor prod et Marion Thomas nous immerge dans la culture Incel, ces masculinistes qui vomissent le célibat et haïssent les femmes. Une déambulation nocturne, casque sur les oreilles, juxtapose la pratique de la marche de l’autrice et ces tristes frustrés de la consommation affective et sexuelle qui en viennent au meurtre. Un déplacement. Une épreuve.

Le Off, pastilles d’abondance

Aurillac, c’est aussi et surtout la déferlante pétaradante et créative du Off : une offre immense financée ici, comme à Avignon, par les compagnies. Difficile pour le public non initié de s’y retrouver. Certains spectateurs aguerris squattent une cour peuplée de valeurs sûres (Tivoli) ou des parcs à dominante circassienne (Hélitas ou Marmiers). Les riverains se plaignent des fêtes interminables. Les commerçants locaux n’aiment pas trop cette économie auto-suffisante… Mais bon, il faut bien que les collectifs rentrent dans leurs frais.

Qu’il est fabuleux de pouvoir savourer au gré des rues un solo de danse intriguant pour enchaîner sur une évocation surprenante des immigrés, puis un spectacle de magie où le mentalisme et l’hypnose laissent le public pantelant (Will et Walt) pour attraper enfin, au vol, une déambulation de Justine Sittu.

Faune, de la compagnie Nue a été conçu pour dialoguer avec une œuvre muséale. Pourtant, sur un simple parking, on prend déjà la mesure de cette exploration sensible de l’animal mythologique. Le faune riant, et même ricanant, croise danse et musique, pour railler les dominants. Le corps et ses prothèses poilues ou phalliques piaffe, se tend ou s’amuse. Dans son incarnation ruante impeccable, Lisandre Casazza hybride l’ensauvagement, l’humour et la pratique du drag king. Un corps émancipé !

« Comme un escargot en apnée », 2L au Quintal © Jean-Michel Coubart

Du tout petit et du très grand

Aussi subtil, Un escargot en apnée, de la compagnie 2L au Quintal, est doté d’une écriture fine et d’une incarnation massive (on pense au personnage de Blast de Larcenet). On y suit des escargots dans leur exil fragile et un géant au verbe haut, Bernard Llopis. Derrière lui, un double, aussi massif mais plus discret. La déambulation, très courte, traverse petit à petit des frontières de rubalise. De très belles métaphores plastiques dont des incendies et des jeux de regard prennent pleinement la mesure de la rue. À travers le patient et fragile escargot qui subit et fuit les intempéries, voilà une évocation des migrants fort singulière. Une respiration humaniste !

Décidément, le populaire peut se montrer fort exigeant. C’est le cas de Johnny un poème, évocation du parcours de l’idole des jeunes, sur pelleteuse. Oui, oui ! C’est bien sur le godet d’un grand engin mécanique que la compagnie Gérard Gérard célèbre la carrière, chausses-trappes et emmerdes comprises, de notre Johnny national. C’est pétaradant, fumant, bien documenté et incarné avec sauvagerie et rock n’roll. Ascension, danger et amour sont de la partie !


« Johnny un poème », cies Gérard Gérard et Rhapsodies nomades © Stéphanie Ruffier

Un Antigone bien gonflé !

Dans une rue passante, en bi-frontal, ANTI, de Lapin 34 nous plonge dans l’agôn grec, ce lieu de conflit éthique, mais en version sportive. Le match de valeurs est tendu. Le public, scindé en deux sur chaque trottoir, est invité à supporter soit Antigone, la désobéissante, la résistante qui n’en démord pas (elle veut enterrer son frère qui pourrit devant le palais !), soit Créon, le méchant tyran qu’on adore détester, un brin plus charismatique, faut l’avouer. Est-ce parce qu’il prend plein de place, gonfle les pectoraux et son ego ? Attention, ce n’est pas qu’une image ! Lui, son kif, c’est le respect des lois, et le maintien de l’ordre public : « Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi ». Le public le hue.

Les répliques de Sophocle sont bien envoyées par cette équipe ultra punchy, en jupettes et bombers noirs, chaussettes aux couleurs de Thèbes. Quel souffle dans l’interprétation, comme dans les costumes maous costauds ! On comprend tout, on s’amuse de la musculation du classique et des libertés d’interprétation, on s’énerve de l’implacable fatalité de la tragédie en cours.

« ANTI », Lapin 34 © Stéphanie Ruffier

On repart amusée par l’ouverture du festival raillant le pink-inclusif washing, traversés par le très marquant Spectacle de merde, coup de cœur anti-bourgeois qui mord la main qui le nourrit, le spectre lugubre et lumineux de la fête foraine, la revigorante marche des fiertés du Pédé, de Jeanine Machine, le travail en cours de Noir Art Group, couple iranien à la parole essentielle et urgente, un portrait du personnel soignant épuisé par La Berroca, des grandes déambulations, des incursions dans la créativité suisse qui ne démérite pas côté convivialité ou insolence…

Le In nous aura bien secoués. Teufeurs, militants, saltimbanques ou amoureux des belles lettres ont trouvé leur came. Oui, mille fois oui, les arts de la rue savent se saisir de leur histoire et de celle de l’espace public, comme des textes les plus puissants. 🔴

Stéphanie Ruffier


Excitation foraine, de la cie Titanos

Site de la compagnie
Direction artistique : Pierre Galotte, Valentin Malartre et Benoît Patoureaux
Écriture et mise en scène : Vicent Paronnaud (Winshuluss)
Composition / orchestrateur : Bazaar (J. Roger Thomas)
Musiques : Damien Elcock et Awel Oliveres-Guess
Comédien·nes : Laurent Boijeot, Emmenaule Vein et Evandro Serodio
Interprètes manipulateur·ices : Clément Boissier, Delphine Claudel, Pierre Galotte, Charles Husser, Soizic Lambin, Cécilein Malartre, Valentin Malartre, Pauline Marx, Benoît Patoureaux, Jeanne Piatier, Fabrice Poulain, Reinier Sagel, Maxime Tisserand, Jacob Vanderburgh, Caroline Villemin et Pascal Zagari
Construction : Ouroboros, Titanos et Impérial Trans Kaïros
Durée : 1 h 45
Tout public à partir de 8 ans

Ce que j’appelle oubli, de Garniouze Ink

Site de la compagnie
Texte de Laurent Mauvignier publié aux éditions de Minuit
Mise en scène : Christophe « Garniouze » Lafargue et Judith Thiébaut
Interprètes : Christophe Lafargue « Garniouze », Olivier « Rital » Magni et François Boutibou
Création sonore et musicale : François Boutibou et Agustin Barrios
Accessoirisation : Marc Ménager
Durée : 1 h 20
Tout public à partir de 10 ans
Tournée :
• Le 21 septembre, Pronomade(s), à Montastruc (31)
• Le 28 septembre, Université de Toulouse Jean Jaurès, à Toulouse (31)
• Le 6 octobre, Sillon, à Aspiran (34)
• Le 28 octobre, Festival Sens interdits, Les Ateliers Frappaz, à Lyon (69)

Faune, de la cie Nue

Site de la compagnie
Solo pour espaces muséaux et lieux non dédiés, créé sur commande du festival Résurgences et du Musée de Lodève en 2020 et né de la rencontre avec la sculpture de Paul Dardé
Chorégraphie et interprétation : Lisandre Casazza
Création sonore : Mathias Forge
Durée : 20 minutes
Tout public

Un escargot en apnée, de la cie 2L au Quintal

Site de la compagnie
D’après le récit de Bernard Llopis
Mise en scène : Doreen Vasseur
Assistante : Alice Leclerc
Avec : Bernard Llopis et Barthélémy Bompard
Costumes : Fati Pelazza
Sculptures : Bernard Llopis
Visage : Nina Bompard
Durée : 1 heure
Tout public
Tournée :
• Le 23 septembre, Festival Petit Art Petit, à Marseille (13)
• Mai 2024, Festival Les Turbulentes, à Vieux Condé (59)

Johnny un poème, des cies Gérard Gérard et Rhapsodies nomades

Site de la compagnie
Écriture et mise en scène : Chloé Desfachelle et Alexandre Moisescot
Avec : Chloé Desfachelle, Alexandre Moisescot et Arnaud Mignon
Création sonore : Michaël Filler
Régie : Ben Wünsch ou Arnaud Dauga
Regards extérieurs : Carmela Acuyo et Anne-Eve Seignalet
Durée : 1 heure
Tout public
Tournée :
• Les 16 et 17 septembre, Arto, à Ramonville (21)
• Le 22 septembre, dans le cadre de la Coupe du monde de rugby, à Saint Etienne (42)
• Le 22 septembre, Derrière Le Hublot, à Capdenac (46)

ANTI, de la cie Lapin 34

Site de la compagnie
D’après la pièce de Sophocle
Comédiens et comédiennes : François Chevallier, Seléna Hernandez, Elodie Lasne, Yvan Lecomte
Direction de jeu : Jean-Rémi Chaize
Costumes : Géraldine Clément
Affiche : Simone Découpe
Durée : 1 heure
Tout public
Tournée ici

Festival  Éclat • Aurillac (15)
Du 23 au 26 août 2023
Billetterie sur le parvis du Conseil départemental et en ligne
Gratuit

À découvrir sur Les Trois Coups :
Focus Collectif Justine Sittu, par Stéphanie Ruffier
Le Pédé, Collectif Jeanine Machine, par Stéphanie Ruffier
PLS, la Berroca, par Stéphanie Ruffier

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