« Business Is Business », Théâtre du Lierre à Paris

« Business Is Business » © D.R.

De la poésie
dans le business

Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups

L’État a beau lui avoir coupé les vivres, il s’accroche, le bien nommé Théâtre du Lierre, qui, vaille que vaille, continue de nous enchanter l’âme avec sa programmation riche et singulière. En témoigne cette étonnante création de la Cie Pas de dieux, où les corps volubiles d’un trépidant et épatant trio d’acteurs-danseurs rient sans mots (ou presque) de l’impitoyable univers du travail. Lui donnant soudain, sous nos yeux ébaubis, des airs burlesques et poétiques. Une bouffée d’air frais dans un monde de brutes.

Sur l’affiche, la brute a la tête d’un singe costardé, cravaté, oreilles en feuilles de chou et regard drôlement humain. « Théâtre physique » prévient le primate, un doigt poilu sur la détente de son pistolet. L’hilarante entrée en matière m’avait mis l’eau à la bouche ! Et je n’ai pas déchanté une seule minute pendant cette heure peu commune, fascinée par les gesticulations déglinguées et parfaitement maîtrisées de trois épatants gugusses que j’ai cru parfois faits de pâte à modeler.

Aux commandes de cet ovni cocasse à la croisée du théâtre, de la danse et du mime, la metteuse en scène et chorégraphe Leela Alaniz : une enfant de ces chantres de la pulsion vitale – Jerzy Grotowsky, Eugénio Barba, Étienne Decroux et autres Thomas Leabhart – qui ont plongé l’acteur dans un processus de recherche organique. Actrice brésilienne rompue aux arts du spectacle, la talentueuse nous balance là, à travers les corps de ses interprètes, le résultat passionné de toutes ses investigations sur le mime corporel et l’anthropologie théâtrale.

Et ça donne… ça : cette écriture physique qui en met plein la vue, le cœur et l’esprit ; cette « chose » délirante mais nette et précise, mélange intrépide d’acrobaties, de gymnastique, de gestes fouettant l’espace avec une technique si fluide qu’elle en oublie d’être visible. Ça, encore : des visages de cire impassibles et soudain terriblement vivants et mobiles sur des corps lames de fond, des corps souffles d’air qui s’enfoncent dans le sol ou prennent leur envol, des corps paquets de linge sale, boules de nerfs ou marionnettes mécaniques, des corps qui s’ignorent, s’attirent, se repoussent, se défient, se défoulent, respirent, soufflent, écument et parfois, sous la poussée, éructent des borborygmes et des lambeaux de langues étrangères. Ils ont trouvé, ces corps bavards, le vocabulaire idoine pour imiter, sur un rythme endiablé, les singes du grand zoo absurde du business, nourris à la rentabilité, à la compétition, et pétris de conventions.

Juste trois tables, trois chaises, trois téléphones portables. Juste un banal escabeau venu du ciel, comme produit à vendre à tout prix, « LE » projet, objet de tous les sacrifices ! Autour, au son des percussions scandant les oscillations obsessionnelles du marché, le ballet incessant de trois personnages jouant tour à tour des commerciaux entre surchauffe et déprime, des big boss cyniques et des agents de ménage transpirant l’humanité. Et le miracle opère. On la voit cette entreprise ordinaire, pleine d’espoir et de créativité ! On le respire le quotidien de tout ces pantins manipulateurs et manipulés, qui font tourner, consciemment ou non, la grande et dévorante roue des affaires.

Et on l’aime ce remarquable trio d’artistes poètes, qui, tout en sens aigu de l’observation, tout en humour salvateur et décapant, tout en doigts cliquetant sur des claviers d’ordinateur imaginaires (Jerry Lewis et sa machine à écrire n’est pas loin), parvient à passer un baume rafraîchissant et onirique sur un univers impitoyable. Il n’est que de voir, pour rire et s’envoler bien haut, la lunaire Arianna Fernandez avec ses ronds de cul de politesse ; le grand escogriffe André Mubarack, tout d’os et de talent, désopilant et émouvant en femme de ménage maladroitement armée de son chiffon jaune à poussière ; ou l’atrabilaire Won Kim, style ceinture noire d’aïkido, excellent dans le pétage de plombs.

Oui, on les aime ces tendres artistes qui se mettent des gobelets sur la tête et finissent les pieds pris dans les serpentins et les cotillons, pour nous dire que, finalement, tout ça c’est du cirque … Et on repart convaincu d’avoir ouvert une providentielle trousse de secours pour désespérés du burlingue. 

Sylvie Beurtheret


Business Is Business

Cie Pas de dieux • 166 bis, rue de la Roquette • 75011 Paris

01 48 05 22 98

won@pasdedieux.com

www.pasdedieux.com

Mise en scène et chorégraphie : Leela Alaniz

Avec : Arianna Fernandez, André Mubarack, Won Kim

Musique et son : Paul Mindy et François Blaignan

Costumes : Cie Pas de dieux

Lumières : Pauline

Photo : © D.R.

Genre : théâtre physique, danse

Théâtre du Lierre • 22, rue du Chevaleret • 75013 Paris

Réservations : 01 45 86 55 83

Du 26 au 30 mai 2010, mercredi, vendredi, samedi à 20 h 30, jeudi à 19 h 30, dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 10

20 € | 15 € | 12 €

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