« Carte noire nommée désir », Rebecca Chaillon, Festival d’Avignon 2023

Carte-noire-nommée-désir-rebecca-chaillon © Christophe-Raynaud-de-Lage-festival-davignon

Rebattre les cartes

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Dénoncer les clichés sur la femme noire fétichisée, érotisée, esclavagisée et diabolisée, c’est recevoir, aujourd’hui en France, un tombereau infect de réactions violentes. Indignée, la rédaction apporte tout son soutien à la metteuse en scène Rébecca Chaillon et à ses sept interprètes. Analyse d’un sinistre retour du refoulé.

« Ça commence mal… » écrit Fabienne Pascaud dans Télérama à propos de Carte noire nommée désir, spectacle performatif et théâtral dont le titre sensuel suinte l’amer. Il y est question de la place des femmes afro-descendantes dans la société occidentale. Alors oui, le plateau est corsé, confrontant, clivant, et ce, dès l’entrée en salle.

Une ségrégation assumée départage les femmes racisées et le reste du public. Les premières sont invitées à s’asseoir aux premières loges, sur de moelleux canapés en fond de scène. Cette discrimination, positive plutôt que revancharde, réveille de mauvais souvenirs. Le bi-frontal rend visible des séparations souterraines, matérialise magistralement un héritage raciste qui perdure. Shoking ! Y compris, parfois, pour les spectateurices aux convictions anti-sexistes et décoloniales.

Déjà présente sur scène, à quatre pattes, Rébecca Chaillon, la performeuse et metteuse en scène originaire de Martinique, lessive avec acharnement le tapis blanc. Son corps nu offre l’image roborative et insoutenable de la souffrance au travail. On assiste à la désinfection et au blanchissement sans fin qu’assurent les petites mains esclaves, les dernières de cordée issue de l’immigration. Car, pour paraphraser Monique Wittig et le MLF, il y a plus exploité que le prolo : la prolo noire.


© Christophe Raynaud de Lage – Festival d’Avignon

Les propositions de la compagnie Dans le ventre jouent avec les nerfs du public : cette scène inaugurale est étirée ad nauseum, faisant peser physiquement sur l’assistance la répétitivité et la pénibilité des tâches ingrates. Idem pour la séance de tressage des cheveux qui suit : interminable, fastidieuse.

Les images et le temps s’alourdissent. Oppressent. Et tant pis pour l’inconfort et la culpabilité. Ou plutôt tant mieux. Ce n’est que le début ! Après les figures de la femme de ménage et de la coiffeuse afro défilent sous nos yeux ébahis la potière façon Kirikou, l’assistance de vie, la nounou…

Qui sont les sauvages ?

C’est justement cette image de nounou qui déclenche les foudres de la fachosphère sur les réseaux sociaux. C’est désormais un rituel : on se connaît pas l’œuvre et ses intentions, mais on les cloue au pilori avec une mauvaise foi perfide et une malhonnêteté intellectuelle assumée ! La méthode ? On ne prélève qu’une photo ou une citation choc, on la détourne, on la tord, on la trahit. Puis le bad buzz fait son office.

Romeo Castellucci, comme d’autres, en a déjà fait les frais, poursuivi pour blasphème par Civitas, qui n’avait manifestement pas vu son éloge magnifique du Père, dans Sul concetto di volto nel Figlio di Dio. On se souvient des mêmes procès iniques intentés aux œuvres des essayistes Pauline Harmange ou Alice Coffin.

Il faut dire que l’image dont il est question ici est incontestablement puissante : elle nous dévore, nous perfore, secoue notre mauvaise conscience. Elle illustre parfaitement le projet audacieux de cette création collective : déconstruire le regard blanc. Sur une lance, une femme plantureuse embroche des poupons en plastique rose.

Qui a vu le spectacle sait qu’il ne s’agit en rien d’une menace ou d’une vengeance tel que l’anti-wokiste crasse et le raciste rance le supputent. C’est bien sûr la charge (!) de nourrice pour familles blanches aisées et le cliché de la sorcière barbare et anthropophage que ce tableau dénonce. La plupart lesbiennes et bien en chair, ces performeuses bousculent le patriarcat comme la pensée coloniale. Elles existent, ne se cachent plus. Elles revendiquent. Effrayant ! Les vives réactions qu’elles provoquent ne font qu’illustrer et confirmer que notre époque prend un ignoble tournant conservateur.

Les réacs en roue libre

Une autre scène a déclenché les foudres de quelques âmes décidément bien susceptibles dans le public avignonnais. Après une tablée scato et volontairement grand-guignol, les performeuses entrent dans une frénétique et inventive version de Questions pour un champion. L’hyper mauvais goût vient une nouvelle fois gratter là où ça fait mal. Les spectateurs doivent deviner de grandes figures de la culture noire ou des attitudes néocoloniales tels que le rasta blanc, les white tears ou le privilège blanc. La réappropriation culturelle en prend pour son grade et c’est sans doute l’occasion de prises de conscience salutaires.

Le climax est atteint lorsque les comédiennes déboulent dans la salle et s’emparent des effets personnels des spectateurs blancs : sacs à main, lunettes ou vestes sont emportés sur scène. Il fallait deviner « colonisation ». Gonflé mais bien vu ! Les performeuses ont dû affronter des doigts d’honneur, des récriminations et même une gifle pour Fatou Siby. Le cofondateur de Maison Message, Éric Labbé, était présent. Sur Facebook il raconte son absence de réaction. Comme le reste du parterre, sidéré, il a regardé l’homme violent quitter la salle sans encombre. Il s’en excuse dans sa publication.

© Christophe Raynaud de Lage – Festival d’Avignon

Dans les rues aussi, les membres de la compagnie ont dû affronter des insultes. Tiago Rodriguez, le directeur du festival, a officiellement et fermement dénoncé tous ces actes inacceptables, signes d’une montée d’idées nauséabondes. De nombreux autres soutiens se sont manifestés, dont une affichette placardée sur un mur de la cité des Papes « Carte noire. Vous déchirez ! Bravo et merci. »

Et ailleurs ?

Malgré une ovation finale réconfortante, la dernière représentation avignonnaise laisse un arrière-goût saumâtre. Après sa création à Nancy en 2021, le spectacle avait pourtant déjà bien roulé sa bosse dans les théâtres français, avant d’atterrir au gymnase Aubanel dans la programmation In. Pas d’incident notable lors de la tournée, selon la metteuse en scène Rebecca Chaillon.

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© Christophe Raynaud de Lage – Festival d’Avignon

À Avignon, face à l’hostilité, elle décide d’ôter une scène et s’en explique sur le plateau. Pourtant, lors d’une représentation à Besançon, nous avions déjà palpé le malaise. Le théâtre, chambre d’écho de la société française, se joue en face à face, au corps à corps. Quand il brise le quatrième mur et envahit la salle, on ressent d’autant plus l’onde de choc.

Lors de la parodie de vol pour faire deviner « colonisation », on avait entendu fuser du public quelques propositions malaisantes : « délinquance », « jeunes de quartiers »… Chassez le cliché, il revient au galop ! Un homme au premier rang s’était aussi fermement opposé à ce qu’on lui prenne un de ses accessoires. Sans vergogne, il proposait qu’on saisisse plutôt un objet de sa femme ! Le sang de Rébecca Chaillon n’avait fait qu’un tour. Elle avait insisté face au spectateur récalcitrant. Gênée, la salle avait aussi fait pression pour qu’il cède. Comment n’avait-il pas perçu qu’il s’agissait d’un jeu, d’une allégorie ? Peur panique ? Racisme enfoui, réflexe pingre de propriétaire, misogynie ?

© Christophe Raynaud de Lage – Festival d’Avignon

Le laid miroir que nous tend la scène fait mal. Cette étape est nécessaire, par et malgré l’outrance. Le théâtre est parfois secoué par des débats chichiteux et narcissiques sur les esthétiques, sur le logo-centrisme et autres querelles d’initiés. Depuis quelques temps, les questions de pouvoir prédominent : méthodes de travail, gestion des lieux, violences sexistes, représentation et visibilité des minorités… Elles remuent un marais putride qui réveille et apeure les réactionnaires. Ils mordent alors comme des chiens à qui on retire leur gamelle, leurs privilèges.

On connaît les mécanismes de ce retour de bâton : le backlash. On remercie Rébecca Chaillon et son équipe pour leur courage et leur puissance inspirante. Bravo de redonner au théâtre sa force politique subversive ! On n’avait pas vécu tel choc éthique depuis longtemps. 🔴

Stéphanie Ruffier


Carte noire nommée désir, de la cie Dans Le Ventre

Site de la compagnie

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
Plus d’infos ici

Spectacle vu au CDN Besançon Franche-Comté

Tournée :
• Du 29 novembre au 18 décembre,  L’Odéon, Théâtre de l’Europe, à Paris
• Les 2 et 3 février 2024, au Volcan, scène nationale, au Havre
• Les 25 et 26 avril 2024, au Théâtre 71, scène nationale de Malakoff

À découvrir sur Les Trois Coups :
Plutôt vomir que faillir, cie Dans le Ventre, par Stéphanie Ruffier

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