« C’est comme ça et me faites pas chier », de Rodrigo García, Théâtre de Gennevilliers

C’est comme ça et me faites pas chier © Christian Berthelot

C’est comme un crabe géant à contre‑jour

Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups

Une soirée mise en scène par Rodrigo García, ça ne se refuse pas : c’est comme une fiesta poétique avec musique en direct. On y croise des crabes géants, des hommes-pelouses en feu, des mers de Javel, des duvets à grelots. Les images se gravent en nous, la musique s’invite dans nos mémoires. On ne sait plus trop quel est le sujet de « C’est comme ça et me faites pas chier », mais peu importe finalement puisqu’on ressort avec la certitude d’être bien vivant.

« Voilà ce que j’ai appris. À faire confiance à l’alphabet. J’ai appris qu’il faut faire confiance seulement aux mots et jamais à ce qui s’agite autour. » La diction est impeccable, la voix est douce et sage, le rythme est étonnamment posé. Allongé sur une longue chaise en cuir, Melchior Derouet, comédien aveugle, nous dit sa relation au monde, aux mots, aux autres. Ce monologue triste et poli dénote avec le langage cru auquel nous avait habitués Rodrigo García par le passé. Mais autour de lui tout s’anime, un désordre sans prise direct avec le texte, une agitation visuelle et performative sans lien évident avec les souvenirs évoqués. Ces effets scéniques prennent le relais sur un tissu de mots qu’on ne parvient plus à entendre. Le texte est pris à contre-pied et le sensoriel s’impose là où la logorrhée indispose.

À comédien aveugle, dispositif m’as-tu-vu : une cinquantaine de cymbales de toutes les tailles brillent sur le plateau semi-éclairé du Théâtre de Gennevilliers. Une grande table rétroéclairée devient le terrain de jeu de petites séquences filmées et restituées sur grand écran en temps réel. On y voit le ballet fascinant et coloré de petits jouets mécaniques à ressort, qui rappellent l’épilepsie ectoplasmique d’un panier de crabes vivants projetés sur écran géant. Métaphore de la condition humaine ? De l’incapacité de faire bouger les lignes, de détourner nos trajectoires ? Peu importe. Gratuits pour certains, sublimes pour les autres, ces tableaux pluridimensionnels et composites fouillent notre inconscient et laissent des traces.

C’est comme ça et me faites pas chier © Christian Berthelot
« C’est comme ça et me faites pas chier » © Christian Berthelot

À coups de hache

La compagnie du metteur en scène porte le nom de Carnicería Teatro, ou Théâtre de la Boucherie. Pas étonnant quand on voit comme Rodrigo García se taille des entrées dans nos zones mémorielles à coups de hache. Mais cette fois-ci, l’aspect bidochard et trash de son théâtre a cédé le pas à une forme d’intimité sombre et poétique. L’interprétation douce et bienséante de ce jeune comédien à la blondeur éclatante et au sourire pudique nous entraîne sur de nouveaux sentiers. Face à un personnage aussi positif et centré, celui qu’interprète Nuria Lloansi oppose la fureur du corps, le refus d’obtempérer. À la pénibilité du verbe, celle-ci réplique par des transes survoltées ou des instants d’abandon. Contenant, en chacune de ses apparitions, cette énergie exaltée qui trouve sa résolution dans un apaisement brutal. Elle subjugue autant dans tous ces extrêmes, qu’elle fasse la chenille dans un duvet à grelots ou du rodéo sur une chaise longue. Mais l’instant magique reste définitivement celui où elle joue les baigneuses échouées sur une plage de fortune, le mouvement des vagues étant restitué sur écran géant grâce à des jets d’eau bleutée et des bruitages tranquillisants.

Au son des vagues répond le chuintement suave des voix sonorisées, si proches de nous. On se laisse gagner par les respirations amoureuses et les souffles rauques qui rythment les interventions des deux comédiens. Présent également sur scène, le musicien Daniel Romero Calderón accompagne chacune de ces apparitions avec ses compositions envoûtantes. La voix de Melchior Derouet court toujours, il est question de Masaccio, d’Ève et Adam chassés du paradis, d’un souvenir d’été dans la chapelle Brancacci. Et puis les mots se taisent, nous laissant seuls avec cette image prégnante qui nous rendra peut-être visite dans nos mauvais rêves : un amas de crabes survivant à contre-jour. 

Ingrid Gasparini


C’est comme ça et me faites pas chier, de Rodrigo García

Texte, mise en scène et espace scénique : Rodrigo García

Traduction : Christilla Vasserot

Les Solitaires intempestifs, coll. « Bleue », Besançon, France, 2009

Avec : Melchior Derouet, Nuria Lloansi, Daniel Romero Calderón

Musique : Daniel Romero Calderón

Création lumière : Carlos Marqueríe

Vidéos : Ramón Diago

Assistanat mise en scène : John Romão

Direction technique : Ferdy Esparza

Régisseur de plateau : Jean‑Yves Papalia

Technicien son : Joël Silvestre

Photo : © Christian Berthelot

Production La Carnicería Teatro (Madrid) ; Bonlieu, scène nationale (Annecy)

Coproduction Théâtre de Gennevilliers

Coréalisation Festival d’automne à Paris

Théâtre de Gennevilliers • 41, avenue des Grésillons • 92230 Gennevilliers

Réservations : 01 41 32 26 26

Du 5 au 14 novembre 2010, mardi à 19 h 30 ; mercredi, vendredi et samedi à 20 h 30 et dimanche à 15 heures ; relâche lundi et jeudi

Durée : 1 h 30

De 7 € à 22 €

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