Débits de passions et de parole
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Anaïs Heluin et son équipe ont bataillé avec ardeur pour qu’ait lieu la 6e édition de Tournée Générale, festival qui mise sur « l’art en bars de quartier » et envisage le troquet comme laboratoire où affûter des formes singulières. Dans ce lieu de rencontre entre habitués du zinc et des salles de théâtre, nous avons siroté quelques expériences poétiques.
Sur le trottoir qui longe le bar Les Héritiers, dans le 12e arrondissement, des cartes à jouer rouges sont disposées sur une petite table. Ici, le théâtre a littéralement pignon sur rue. Vanasay Khamphommala, longue chevelure ébène, rouge à lèvres aussi impétueux que ses bottines en cuir, est posée, mi-cartomancienne mi-officiante, invitant le passant à un tête-à-tête. Elle nous propose de découvrir sa récolte de mots d’anonymes. Ces derniers les ont déposés dans son enregistreur alors qu’ils n’avaient jamais osé les adresser à leur véritable destinataire. On tire une carte. « Si ces paroles ont été dites, c’est parce qu’elles avaient besoin d’être entendues », assure notre passeuse de confidences, « je te propose de les écouter comme si elles s’adressaient à toi ».
Ces paroles s’adressent un peu à toi
La compagnie Lapsus Chevelü aime jouer avec l’intime, le hasard et la médiumnité. Avec J’ai laissé mon coeur au fond de mon verre, Vanasay et ses complices s’approprient la singularité des parlures : expressions, répétitions, hésitations… Guidés et comme ventriloqués par une oreillette, ils restituent les propos glanés. Nous devenons alors récepteurs universels et raffinons les messages de reproches, de conseils ou d’aveux. Une jolie observation émanant d’un client de bar tourangeau nous traverse : « La vie de tous les jours, c’est un peu de l’art aussi ». Elle semble décrire la matière-même de certaines des propositions inclassables offertes par ce festival. Sommes-nous là pour débusquer la beauté à l’œuvre dans les PMU ou voir l’art jouer des coudes ?
Cet art, pour Lapsus Chevelü, c’est celui de l’empathie bien sûr. Un acte magique qui revivifie la relation humaine, les yeux dans les yeux. Pour la performeuse Vanasay Khamhommala, habituée de la formule – c’est sa quatrième participation –, Tournée Générale offre le « cadre idéal pour trouver des formes de radicalité dans la douceur ». Elle apprécie y vivre « des moments surréalistes avec les usagers des bars » mais aussi « des formes de médiation directe qui permettent des échanges, par exemple sur l’art contemporain ». C’est ici, déjà, qu’elle avait expérimenté une autre interaction singulière dédiée à un seul spectateur : Je te chante une chanson toute nue en échange d’un verre.
La vie goulue d’une « espèce de »
Troc de mots, troc de regards, les spectacles de cette programmation fonctionnent sur le relationnel. « Bonsoir, je suis très contente d’être là, ma vie c’est tellement un désert » débute Ginette. Elle se campe sur le zinc, affriolante malgré le poids des années : petits souliers à perle, robe de 1954 en panne de velours bordeaux. Bouche bée, yeux immensément écarquillés aux « sourcils levés vers le haut », elle semble dotée d’une insatiable appétit de vivre, prête à gober le monde et les hommes, comme les insultes de sa mère qui la traite « d’espèce de », à la moindre occasion. Ginette est une marionnette de bar qui, de 1996 à 2009, a écumé les comptoirs pour se raconter. Ce personnage à la langue bien pendue, qu’elle a vu tant de fois évoluer entre les mains de sa mère, la jeune Gallia Vallet a décidé de le ranimer dans la même veine généreuse et sensible. Et c’est magnifique !
Nichées dans le savoureux récit logorrhéique des amours, la France occupée, la xénophobie et l’évocation de la déportation résonnent cruellement, par les temps qui courent. Miracle du spectacle qui se baigne dans le réel, tandis que Ginette nous conte la gifle de l’occupant allemand, on entend un verre se briser à l’extérieur du bar Au Pays de Vannes. Le texte de Philippe Minyana, au cordeau, finement naïf, traduit avec justesse l’époque où navigue cette truculente habitante du quartier Picpus. On y partage l’expérience de la perte : « plus de manman, plus de papa, plus de mari, et presque plus de sœurs ». On y suit les méandres d’une « vie très simple », baignés dans sa gouaille et son regard pénétrant. La très expressive marionnette voisine avec bonheur le visage opalin et le bleu des tatouages de la jeune Gallia. Féérie de la transmission. La bande-son, où surgissent Nina Hagen et les Rita Mitsouko, dialogue avec modernité avec l’attachante Ginette. Un petit bijou de présence. Un humour mélancolique distillé avec grâce.
« Toi, je te connais »
Tournée Générale infuse dans les bars des performances décalées et des créations fraîchement décantées, parfois un peu vertes. Beaucoup puisent dans l’essence même du bistrot, lieu d’épanchements, flirts, ruptures… Guillaume Mika, avec Lovely’s blue(s), retrace ainsi la trajet d’une histoire d’amour à travers des standards de la « chanson romantique triste ». Il met à table deux inconnus ou presque (les participants sont souvent des artistes du collectif) qui, grâce à un système d’électrodes plantées dans des fruits et légumes, déclenchent par le toucher des témoignages sonores qui évoquent « soulagement », « grand vide » ou « regrets éternels ».
De blue moon, il est aussi aussi question dans la tour de chant du duo féminin qui présente Dans la lune… et au-delà ! Quelques beaux morceaux de poésie facétieuse servis par deux voix complices dans le souffle asthmatique de l’accordéon et le ronron de l’armoire frigorifique. Quant à l’apéro de la mort, Fantômes fantômes, il nous laisse sur notre faim même s’il est fort louable de quêter de nouveaux rituels pour enterrer nos morts. Là encore, des enregistrements sonores, parfois touchants, viennent émailler une trame très personnelle, le regret légitime de n’avoir vécu des enterrements essentiels qu’en visio. Mais le jeu trop grandiloquent de Pablo Dubott distend le rythme. Qui est ému n’émeut pas forcément !
On retrouve ce comédien queer un peu plus tard au bar le Disque Bleu dans l’équipée sauvage de Karelle Prugnaud. Le voilà au service d’une imagerie sentimentale « has been », figure de travailleur pauvre illégal : il vend des roses et engloutit quelques verres de champagne au passage. Comme au catch, des mondes s’entrechoquent. Cette performance intitulée Ne me dis pas qu’il ne faut aimer personne – phrase pêchée dans un bistrot – offre une débauche de personnages sensuels, kitchs, de freaks célestes venus évoquer nos tentatives d’aimer, de nous attacher et de gagner, encore et encore. Lalla Morte sert une scène très forte sur le thème du verre brisé par les couples. En petite parisienne affriolante, elle piétine, façon fakir, nos conflits aussi brûlants que piquants. Emballante également, la Bellini en showgirl dont le corps en contorsion est couvert de tickets de jeux à gratter sous cellophane. Elle s’effeuille en adressant des « toi, je te connais » aux couples attablés et commente à la manière d’une course de PMU.
Ces figures surréalistes insufflent une ambiance sulfureuse et onirique. Tarik Noui, presque nonchalamment, pose des mots qui fouraillent dans ce qui nous fait pousser la porte d’un bar : notre fol espoir de l’autre. L’ambiance cabaret oscille entre le Cirque Électrique, le peepshow, la monstration de (nos) monstres… avant un bouquet final des plus baroques. Le public médusé ou circonspect – serait-ce une secte sataniste ?, se demande-t-on près de la porte – a gagné le gros lot côté images bizarres. Voilà de quoi dialoguer sur la façon de faire entrer l’art dans un bar : en douceur, avec éclat ou par effraction ? 🔴
Stéphanie Ruffier
J’ai laissé mon coeur au fond de mon verre, Lapsus Chevelü
Site de la cie
Conception : Vanasay Khamphommala
Collaborateur artistique : Blaise Bettebone
Avec : Vanasay Khamphommala, Blaise Bettebone et l’Ensemble Artistique de Tournée Générale
Performance pour un seul spectateur, tout public
Ginette Guirolle, Cie Les Rémouleurs / Gallia Vallet
Site de la cie
Conception : Anne Bitran
Texte : Philippe Minyana
Mise en scène : Cendre Chassane
Avec : Gallia Vallet
Accompagnement : Julien Vallet
Tout public
Recréation 2024
Ne me dis pas qu’il ne faut aimer personne, cie l’Envers du décor
Site de la cie
Conception et mise en scène : Karelle Prugnaud
Texte et musique : Tarik Noui
Avec : Séverine Bellini, Lalla Morte, Pablo Dubott, Karelle Prugnaud et Tarik Noui
Accompagnement : Julien Vallet
Pour public averti
Création 2024 en coproduction avec Les Ateliers Frappaz
Tournée :
• Le 22 juin, au festival Les Invités de Villeurbanne
Tournée Générale
6e édition, du 13 au 16 juin 2024
Spectacles gratuits dans les bars
Le Disque Bleu 23, rue de Wattignies • Les Héritiers 40, rue Claude Decaen • Au pays de Vannes 34 bis, rue de Wattignies • 75012 Paris
Site
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Feu, de Nadège Prugnard, par Stéphanie Ruffier
☛ Le Pédé, de Jeanine Machine, par Stéphanie Ruffier
Photos :
• Une : « Ne me dis pas qu’il ne faut aimer personne », cie L’Envers du décor © Mélanie Broquet
Mosaïque : « Lovely Blue(s) », Guillaume Mika © Stéphanie Ruffier ; « Ne me dis pas qu’il ne faut aimer personne », cie L’Envers du décor © Fred Salvan