« Dans la république du bonheur », de Martin Crimp, les Subsistances à Lyon

Dans la république du bonheur © R. Étienne / Item

Au royaume des illusions

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Martin Crimp était aux Subsistances mardi soir pour assister à la première mondiale de sa dernière pièce, « Dans la république du bonheur », dans une mise en scène d’Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo aussi dérangeante que le texte.

Inutile, évidemment, d’attendre un propos lénifiant de l’auteur anglais sur le bonheur, pas plus que sur la démocratie, les deux thèmes évoqués par le titre. Celui-ci serait plutôt acide, désabusé, caustique et un rien désespéré. Et plutôt désespérant.

Car si la pièce parle bien du bonheur, et de la place de l’individu dans le groupe, tout cela fort joyeusement, avec paillettes, musiques, danses et éclats de rire, l’auteur s’ingénie à fermer chaque ouverture, à clore toute velléité de sincérité, à dupliquer répliques et gestes à l’infini. Comme pour bien montrer que, derrière la rutilante façade de notre république universelle, mondialisée et consommatrice, restent tapis inquiétude, désarroi, solitude, mensonge et surtout incapacité à être soi-même et à ne pas se laisser dissoudre dans le groupe, ses tentacules, son confort. Le contraste entre la forme, joyeuse, exubérante, novatrice, et le fond, plutôt austère et sombre, est extrêmement percutant. Partis pour le jardin des délices, nous voici dans 1984. La république ? Quelle farce ! Le bonheur ? Quel bonheur ?

La forme de Dans la république du bonheur déroute. Les trois parties qui composent la pièce, très distinctes, semblent ne rien avoir en commun et donnent lieu à des exercices de style passionnants pour les comédiens.

Tous libres, tous pareils

Le premier « acte » nous place face à un repas de Noël dans une famille bourgeoise bien décidée (au moins pour certains de ses membres) à sauver le consensus à tout prix, c’est-à-dire à éviter les sujets qui fâchent. Mais ces derniers s’invitent à table en la personne des représentantes de la jeunesse, de la vieillesse, du handicap et de l’oncle qui surgit à l’improviste sans avoir été invité. Avec eux s’invitent eux aussi le sexe (l’une des filles est enceinte on ne sait de qui et le grand-père qui divague revendique haut et fort son goût pour les magazines porno) et tous les secrets de famille. L’oncle qui surgit règle ses comptes avec toute la famille, mais pas en son nom propre, au nom de sa compagne restée en bas dans la voiture. Parti dans un monologue interminable, il n’est interrompu que par ladite compagne qui finit par débouler dans une robe bleu pétrole à paillettes qui moule des formes elles aussi hors des normes. On est dans une comédie de boulevard extrêmement cruelle, très enlevée et très drôle (les passages, par exemple, où la maîtresse de maison essaie de régler en douce le Sonotone de son mari sont particulièrement réussis). Mais malgré tout très classique.

Ce sont les mêmes personnages qu’on retrouve dans l’acte II, même si les liens qui les unissent se sont dissous avec le décor classique. En fond de scène, de grands miroirs qui vont refléter les différents pas de deux des acteurs (ou de trois, ou de quatre) comme dans une salle de répétition de danse. Impression renforcée par la présence sur scène d’un trio qui va mettre en musique cette comédie musicale qui ne dit pas son nom. L’un après l’autre, chaque acteur va proclamer en chansons sa différence irréductible, son identité propre, ses libertés absolues et essentielles (elles sont au nombre de cinq : celle d’écarter les jambes, celle d’échapper à un horrible trauma, celle de tourner la page…). Autant de propositions farfelues et sans rapport avec une quelconque déclinaison des droits et des libertés de l’individu. Mais même celles-ci ne sont pas atteintes : l’un des comédiens glisse-t-il de gauche à droite en esquissant un petit saut que son double, son ombre, ou son marionnettiste, l’exécute à son tour. Les chorégraphies sont rythmées à la perfection, chacune étant un régal pour les yeux et une gourmandise pour l’esprit.

Ainsi, au nom de l’individu, des groupes qui sont plus des agrégats se forment-ils. Parfois, l’un d’entre eux essaie de s’échapper, de marquer ainsi qu’il est unique, sans y réussir… Chacun de ces comédiens-chanteurs-danseurs est formidable : ils savent tout faire avec beaucoup de grâce, de subtilité, d’humour. Et la présence parmi eux de Marcial Di Fonzo Bo, tel un maître de ballet pris dans l’engrenage, renforce encore l’impression d’être devant un chœur.

La dernière partie est encore plus énigmatique, plus abstraite : tout est à réinventer, et les sentiments qui animent les personnages demeurent flous, équivoques. Ainsi, d’acte en acte, ce spectacle évolue-t-il du réalisme le plus traditionnel à quelque chose de très contemporain, très fluide, aux images glacées, comme son propos. Un objet théâtral passionnant et jubilatoire malgré l’acidité et la lucidité cruelle de son regard sur notre époque et sur nous-mêmes. 

Trina Mounier


Dans la république du bonheur, de Martin Crimp

Traduction : Philippe Djian (publié chez l’Arche éditeur)

Mise en scène : Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo

Assistante à la mise en scène : Élodie Chamauret *

Dramaturgie : Leslie Kaplan

Avec : Katelle Daunis, Claude Degliame, Marcial Di Fonzo Bo, Kathleen Dol, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Jean‑François Perrier, Julie Teuf

Composition musicale et interprétation : Étienne Bonhomme, Baptiste Germser, Antoine Kogut

Scénographie : Yves Bernard *

Création et régie lumières : Bruno Marsol

Régie son : Emmanuel Léonard

Régie générale : Anton Feuillette

Régie plateau : César Chaussignand

Photo : © R. Étienne / Item

Stagiaire costumes : Paul Andriamanana Rasoamiaramanana *

Habilleuse : Monica Pinto

Remerciements aux ateliers costumes et à l’équipe du Théâtre national de Chaillot

* Étudiants de l’Énsatt-Lyon

Les décors ont été construits à la Comédie de Saint-étienne sous la direction de Jacques Mollot

Production : Théâtre des Lucioles

Coproduction : les Subsistances-Lyon, Théâtre national de Chaillot-Paris, Comédie de Saint-Étienne-C.D.N., Festival delle Colline Torinesi-Turin

Avec le soutien artistique du D.I.E.S.E.# Rhône-Alpes et du Fonds d’insertion de l’É.T.S.B.A. financé par le conseil régional d’Aquitaine

Avec l’aide de la Spedidam

Le Théâtre des Lucioles est subventionné par la Drac Bretagne, la région Bretagne et la ville de Rennes

Les Subsistances • 8 bis, quai Saint-Vincent • 69001 Lyon

Réservations : 04 78 39 10 02

www.les-subs.com

Du 10 juin au 14 juin 2014 à 21 h 30

Durée : 1 h 55

8 € pour tous

Tournée :

  • Le 19 juin 2014 : Festival delle Colline Torinesi à Turin
  • Le 8 novembre 2014 : Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
  • Les 13 et 14 novembre 2014 : Théâtre du Beauvaisis à Beauvais
  • Du 21 au 30 novembre 2014 : Théâtre national de Chaillot à Paris
  • Du 3 au 5 décembre 2014 : Nouveau Théâtre d’Angers-C.D.N. Pays de Loire
  • Du 9 au 12 décembre 2014 : Comédie de Saint-étienne-C.D.N.

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