Traqués
Florence Douroux
Les Trois Coups
Plonger au cœur de la pièce majeure de Koltès, « Dans la solitude des champs de coton », c’est s’aventurer en terre inconnue privée de repères, dans la pénombre d’un lieu non défini, où rien n’est nommé, ni le désir, ni les individus. Que s’offrent, dans leur traque, le Dealer et le Client ? Alexandre Tchobanoff donne une version élégante et inspirée de ce texte entièrement axé sur la solitude et le désir. Toute la cruauté de ce texte sublime ressort, mais aussi sa douceur et sa poésie, avec, à la barre, Prisca Lona et Justine Morel, parfaites.
De la pénombre d’un plateau quasi nu, image d’un hangar vide au fond, une voix s’élève. Elle parle lentement, son articulation est précise : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ». On devine à peine une silhouette immobile assise de dos, derrière un banc. En face, personne encore de visible, si ce n’est une ombre, une présence que seul un bruit de pas et de porte a annoncée. C’est ainsi que s’engage, à l’aveugle, la première adresse de l’un à l’autre. L’intensité de la pièce est déjà là, enveloppée du merveilleux Adagietto de la symphonie n°5 de Malher. Musique du désir s’il en est, Visconti l’a si bien dit.
Est-ce la scène qu’il aurait vécue près des docks de New-York qui aurait inspiré Koltès ? Celle d’une proposition de drogue de la part d’un homme qui n’en possédait pas ? Drogue ou drague ? Toujours est-il, qu’en attendant la création de Quai Ouest par Chéreau, l’auteur, désœuvré, est habité par « le sentiment d’une masse énorme qui s’est vidée, et dont les contours à présent informes ne savent plus que faire, et cherchent à se contracter pour retrouver une force ». Puisant dans la vie la matière brute de son art, il veut en éprouver la solitude, le risque, l’improbable. Au printemps 1985, il entame l’écriture de sa pièce phare.
Deal sans objet
Un Dealer aborde un Client de passage et lui propose ce qu’il a. Et il a tout. Il suffit que le Client demande ; mais le Client se dérobe, puis contre-attaque et provoque. De longs monologues se succèdent autour d’un désir non formulé, qui piège le lien dans son énigme. Ils se questionnent, se réfutent, se scrutent, se dévoilent. Et se menacent. Cela ne suffira pas à la rencontre. L’un aime la lumière électrique et le commerce licite, l’autre arpente la pénombre. Leurs lumières diffèrent, incompatibles. Dès lors, les mots qu’ils s’assènent, avant la probable confrontation physique, sont déjà coups et blessures volontaires.
Évitant l’excès d’intellectualisation, Alexandre Tchobanoff a ancré les longues tirades de Koltès dans la réalité concrète des bruits extérieurs de la ville. Sirènes de police, bruits de pas et d’interrupteurs, ces interventions sonores offrent de belles respirations dans la densité des mots. Des suspensions bienvenues qui créent en outre un changement d’état émotionnel, en mettant les deux protagonistes brusquement surprises, en état d’alerte, dans une crainte commune. De courtes trêves dans la confrontation, guidées par l’instinct d’un retranchement dans l’ombre. L’une fait le guet, l’autre fuit, à l’autre bout de l’antre, cette menace qui plane, aussi, hors du huis-clos.
Entrée en résonnance
Le flux des mots s’inscrit dans un espace lacéré par les déplacements des comédiennes. Trajectoires multiples, latérales, diagonales, droites ou demi-droites : le territoire est quadrillé. Les mouvements dessinent une géométrie, presqu’une géographie des positions, avancées ou reculs, accélérations ou freins. Une succession de sens contraires. L’image n’est que plus belle lorsque le corps à corps s’adoucit, laissant place à une tendresse fugitive.
La mise en scène ose même – et c’est vraiment beau – une entrée en résonnance des deux univers. Une porosité. Alors qu’un morceau différent est assigné au Dealer et au Client, le metteur en scène a judicieusement glissé une inversion qui ne passe pas inaperçue : « Vous, vous ne risquez rien ; vous connaissez de moi l’inquiétude et l’hésitation et la méfiance (…) ; vous connaissez ces rues, vous connaissez cette heure, vous connaissez vos plans. Moi je ne connais rien et moi je risque tout ». Cette ultime confession du Client se déroule sur le Malher, musique du Dealer. À l’inverse, le Dealer se dévoile sur la musique écoutée par le Client, Goin’home d’Albert Ayler, confiant son rêve de toujours, « connaître la neige et le gel ». Que cette superposition du son de l’un aux mots de l’autre, aux moments clés du récit, est touchante ! Quelque chose, finalement, s’est échangé. C’est furtif, subtil, mais c’est là.
Danse à trois
Dualité des physiques, dualité des postures, la brune Prisca Lona et sa voix puissante s’affirme en Dealer, alors que Justine Morel affiche une allure moins ténébreuse, voix plus claire, autre tonalité. Justesse d’intentions, intelligence d’expressions, elles disent ce texte et ses méandres clairement et sans artifice. Qui est chat, qui est souris ? L’une et l’autre en alternance, à l’affût. Le Dealer fond en prédateur sur sa proie, le Client s’échappe et rase les murs, tient à distance. Puis tout s’inverse et la faiblesse change de camps. Une lutte est engagée, avec ses esquives, ses attaques, et ses parades. Koltès, qui du reste adorait les arts martiaux, en aurait eu un parfum.
Se faufilant comme un troisième personnage, la lumière entre dans la danse. Faisceaux au ras du sol désignant la boîte à musique, souvenir d’enfance du Dealer, ou halos rassurants abritant le Client, ces clartés horizontales ou verticales délimitent, elles aussi, ces univers qui ne se croisent pas. Seule une fenêtre, en hauteur, réunit les deux regards, qui, ensemble, s’échappent, et rêvent de l’ailleurs, au-delà. Avec ce jeu lumineux, Prisca Lona et Justine Morel composent un tableau esthétique au plus près du sens du texte et de sa haute tension.
« Toutes les sortes de oui, je les sais : oui attendez un peu, attendez beaucoup, attendez avec moi une éternité là ; oui je l’ai, je l’aurai, je l’avais et je l’aurais à nouveau, je ne l’ai jamais eu mais je l’aurai pour vous ». Cette voix haute, ferme, et assurée, porte-t-elle la proposition d’un deal ou d’un don ? La promesse referme sur elle son mystère. Rarement, en tout cas, l’avions-nous si bien entendue.
Florence Douroux
Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès
Le texte est édité aux Éditions de Minuit
Site de la compagnie
Mise en scène : Alexandre Tchobanoff
Avec : Prisca Lona, Justine Morel
Durée : 1 h 20
Dès 14 ans
Théâtre du Girasole • 24 bis, rue Guillaume Puy • 84000 Avignon
Du 4 au 25 juillet 2025 (sauf le 14), à 14 h 05, les mercredis, vendredis, dimanches
De 18 € à 26 €
Réservations : en ligne ou au 04 90 82 74 42
Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Dans la solitude des champs de coton », Kristian Frédric, par Léna Martinelli
☛ « Cendres sur les mains », Laurent Gaudé, le Théâtre de Demain, par Florence Douroux
Photos : © Jon-D-Photographie