The Angelin Preljocaj Experience
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le ballet Preljocaj a interprété sa dernière création cet été, au festival Montpellier-danse, puis à Aix-en-Provence : « Deleuze Hendrix ». Une chorégraphie qui questionne et donne à voir le mouvement de la pensée, en associant des sons et des corps a priori improbables. Des correspondances troublantes, dissonantes et géniales.
Sur un plateau nu, un danseur athlétique, sculpté par la lumière d’Éric Soyer, se contorsionne. Avant que n’éclatent les premières notes de Purple Haze et que l’austérité des mouvements ne s’accorde avec une étonnante évidence à la musique du groupe Jimi Hendrix Experience, ses mouvements annoncent ce qui suit, comme dans un prologue. Il s’agira surtout, dans ce spectacle, de « sentir », d’ « expérimenter ». « Que nous sommes éternels » va bientôt préciser la voix enregistrée de Deleuze.
Angelin Preljocaj propose ainsi une réflexion renouvelée sur la pensée, sachant que « la danse est une pensée en mouvement ; c’est peut-être l’expression la plus directe qui passe pratiquement par le système nerveux aussi bien du danseur que du spectateur ». Ce lien entre corps et pensée irrigue bien sûr d’autres créations du chorégraphe, figure majeure de la danse contemporaine : Paysage après la bataille (1997) était un spectacle dansé sur des entretiens radiophoniques de Marcel Duchamp. Empty moves faisait dialoguer une matière chorégraphique radicale avec la performance de John Cage en 1977, à Milan, sur l’essai La Désobéissance civile du philosophe Henry David Thoreau. Le texte, découpé en morceaux par Cage était lu de manière aléatoire jusqu’à devenir incompréhensible. Retour à Berratham, d’après Laurent Mauvignier (2015) s’intéressait à « l’onde vibratoire de la guerre qui perdure dans les corps ».
Étrange comme cette citation du chorégraphe semble commenter la performance que fut l’interprétation de l’hymne américain par Hendrix à Woodstock en 1969, en pleine guerre du Vietnam… En tout cas, avec Deleuze / Hendrix, on est face à un nouvel objet mêlant les époques – des années Woodstock à aujourd’hui – et les références artistiques et philosophiques.
De l’archive sonore à la performance
Preljocaj a été intrigué par la voix de Gilles Deleuze dans ce qui s’apparente d’abord à une archive sonore mais qui devient beaucoup plus : le philosophe y commente l’Éthique de Spinoza en s’adressant à ses étudiants de Vincennes, en 1980. Pour le chorégraphe, cette voix possède « quelque chose de sensuel, d’harmonique, de doux, de contrasté, de drôle ». Il invente donc une chorégraphie pour huit danseurs, comme un écho à ce « concerto pour une voix avec des étudiants qui rigolent et font des contrepoints ». Le tout est ensuite naturellement truffé des chansons de Jimi Hendrix sur le désir et le mouvement : cette musique « ramène à la sensualité du corps et ça s’équilibre vraiment ». Une pensée sur le corps, s’élabore petit à petit. Entre abstraction et sensualité. Elle nous traverse, nous déconcerte. Tissée de sons, de voix, de chair, elle s’exprime à travers un vocabulaire éclectique, à la fois classique, pop, contemporain, hermétique et charnel.
Lectures de Spinoza
De quoi s’agit-il ? Déjà, le dialogue avec Deleuze – lisant lui-même Spinoza – évoque « trois dimensions de l’individualité », reliées à « trois genres de connaissance ». L’individu possède des constituants, des parties « extensives à l’infini » qui composent son moi et s’entrechoquent. Nager, manger (ou danser) nous obligent à nous approprier de nouveaux éléments (de nouvelles parties « extensives »), à les intégrer. Par exemple, un morceau de viande avalé devient un morceau de nous-mêmes ; une grosse vague, un corps, peuvent nous blesser.
À un second niveau, les éléments qui nous constituent entrent dans des rapports « caractéristiques », de « mouvement et de repos » ; ils se combinent avec des éléments extérieurs et permettent d’acquérir des savoir-faire (nager), des expériences (par exemple amoureuse). Ces liens, ces routes, de plus en plus complexes débouchent sur l’idée d’un tout (Dieu) : le troisième niveau (d’individualité, de connaissance) est atteint lorsqu’on comprend que tous ces rapports expriment un « degré de puissance », une essence, une partie « intensive », des valeurs propres à chacun.
Deleuze, dans son commentaire du spinozisme, questionne la possibilité pour l’Homme de ne pas être déterminé par le dehors. Il explore son désir de s’extraire des « idées confuses », des « affects passions » et d’accéder à une intériorité, une connaissance intuitive : l’intuition de choses essentielles. Il invite à se questionner sur la part la plus importante de lui-même que l’Homme souhaite et peut développer dans sa vie pour être heureux. Et là on en revient à l’idée « d’expérimenter l’éternité » qui irrigue tout le spectacle de Preljocaj. Quand l’individu meurt, ses parties extensives (inscrites dans le ici et maintenant) meurent, mais pas son essence, pas ce qu’il est, cette partie de la puissance de Dieu. Être heureux dans sa vie consiste donc à se développer, à actualiser au mieux son essence, de façon à ce qu’au final, « la mort ne concerne qu’une partie » de soi.
C’est le développement en mouvement de cette pensée que donne à voir le spectacle. À travers des séquences dansées alternées « Deleuze » et « Hendrix ». Les interprètes sont au sol quand résonne la voix de Deleuze : « nous sentons, nous expérimentons ». Ils représentent des « parties de corps quittant leur corps » (laissant une trace sur le corps du partenaire ou une empreinte à la craie sur une tableau noir, façon Keith Haring). L’espace entre les corps est donc aussi important que le travail physique.
Les huit danseurs incarnent des expériences de rencontres d’une rare et prodigieuse sensualité, des sens débridés, sur la musique parfois psychédélique d’Hendrix. Ou, au contraire, des passions « adéquates », au moyen de gestes parfaits, géométriques. Ils interrogent aussi les questions de l’immortalité de l’âme et l’expérience de l’éternité, avec une grâce infinie, sur la Partita n°2 de Bach. Un moment suspendu.
Art poétique
La salle du Cent-Quatre ne se transforme ni en conférence universitaire, ni en fosse de concert. Elle amène le spectateur à traverser une expérience, à l’image de ce qu’évoquent les enregistrements sonores mixés : ceux de Deleuze, ceux que cherchait à faire éprouver Hendrix par ses distorsions de notes fortes mais maîtrisées. Le Voodoo Child déclarait d’ailleurs préférer les publics qui écoutaient et ressentaient sa musique plutôt que les publics qui criaient.
Le langage chorégraphique précis de Preljocaj (qui a été batteur et guitariste de rock avant de partir poursuivre sa formation à New York auprès de Merce Cunningham) connaît lui aussi des distorsions, notamment lorsque les silhouettes des interprètes sont détourées par des ondes dessinées en blanc, comme si le geste était tenu. À l’image de la durée des notes permise par la distorsion électrique pratiquée par Hendrix.
Avec ses deux faces (des segments « Deleuze », peut-être à placer du côté du laboratoire du chorégraphe, comme Empty Moves ; des segments « Hendrix » du côté de spectacles plus accessibles tel que Blanche Neige), Deleuze / Hendrix apparaît alors comme un précipité de la poétique chorégraphique de Preljocaj. Le chorégraphe explique qu’il « pense souvent à cette phrase de Jean Vilar : « Je suis pour un théâtre populaire, mais exigeant » ».
Son spectacle ne manque pas de complexité. « Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare », rappelle Spinoza à la toute fin de l’Éthique.
Lorène de Bonnay et Romain Labrousse
Deleuze / Hendrix, d’Angelin Preljocaj
Avec : Baptiste Coissieu, Matt Emig, Clara Freschel, Isabel García López, Florette Jager, Tommaso Marchignoli, ZoëMcNeil, Redi Shtylla
Lumières : Éric Soyer
Cent-Quatre Paris • 5 rue Curial • 75019 Paris
Du 20 au 23 octobre 2021
Durée du spectacle : 1 h 15 environ
De 15 € à 28 €
Réservations : 01 53 35 50 00
billetterie.104.fr
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