Cartographie du souvenir
Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups
Dans un pavillon de banlieue, trois frères et une sœur préparent les funérailles de leurs parents. Alors que se posent les questions d’héritage, d’autres réalités font irruption : le monde extérieur, le quartier alentour et l’Histoire de France. Présentée pour la première fois dans son intégralité, la trilogie de Baptiste Amann propose une grande fresque en forme de tragédie contemporaine, tant familiale qu’historique, où se superposent petite et grande histoire, drame intime et catastrophe collective. Une randonnée sur sentier périlleux, entre mémorial espiègle et accumulation brouillonne, à en juger le premier volet.
Cette trilogie évoque trois journées d’une fratrie, la veille, le jour et le lendemain de l’enterrement, mais le deuil est d’abord un deuil des lieux. Le titre trouve une explication, dès l’intrigante scène d’ouverture qui propose un arpentage « Des territoires » du souvenir. En effet, l’un des fils retrace, yeux fermés, la topographie des pièces du pavillon de son enfance, au nombre de pas près. Dans cette course d’orientation mentale, il se trompe, tâtonne, se corrige. Le public découvre, amusé, qu’il peut y avoir de la poésie dans un énoncé aussi prosaïque que celui du GPS ou du calcul d’une surface en loi Carrez.
Voici une tranche de vie qui sonne vrai, celle de la commémoration virant à la reconstitution obsessionnelle des espaces où l’on a aimé les défunts. L’œuvre repose ensuite sur une cartographie du pays des souvenirs, sous forme de pêle-mêle, plutôt que de plan bien ordonné. Coup de chapeau, notamment à la vibrante évocation par Hafiz, l’adopté, (Solal Bouloudnine) du départ pour toujours de son père biologique. Ce qu’il décrit, ce sont des lieux, un itinéraire, un parcours dans la géographie mémorielle.
L’humour s’installe à mesure que l’auteur passe du coq à l’âne, que les personnages sont assaillis par les rappels hétéroclites du passé. La drôlerie atteint son comble avec l’irruption, sur le plateau, de l’histoire récente (les années 1980) ou plus ancienne (Condorcet et la Révolution française), autant de cheveux sur la soupe de l’émotion. Alors qu’on touche à la gravité maximale du fond (le handicap, l’adoption, la justice sociale), la légèreté de la forme est franchement bienvenue.
Un territoire pavé de bonnes intentions
Des idées intéressantes, il en a déniché plein, l’auteur, mais il ne va pas toujours jusqu’au bout. Et de fil en aiguille, de glissement en dégringolade, ses trouvailles sont parfois convoquées sur scène pour être classées sans suite. À commencer par le thème-titre du premier volet du triptyque « Nous sifflerons la Marseillaise ». C’est l’énoncé, vous avez 1 h 45… On se régale d’avance. Mais la question est éjectée en moins de deux minutes ; c’est fini, affaire suivante. N’est-ce pas un peu trop léger pour le coup ?
Du racisme au consentement sexuel, du vivre ensemble dans le foot, au duel entre l’élu local et le salafiste, plusieurs sujets brûlants sont cités à comparaître, puis trop vite congédiés. On a par moments l’impression que Baptiste Amann a coché une liste de mots-clés obligatoires, au lieu de se faire plaisir en ne traitant que les thèmes où il excelle. Au lieu de ratisser trop large et de finir par bâcler, il aurait pu ornementer davantage ce qu’il appelle, dans une formule assez heureuse, « la fureur des réunions de famille ».
Le jeu des acteurs ne convainc pas non plus. Mal à l’aise dans ces passages forcés à traiter des sujets convenus, ils s’amusent heureusement beaucoup – et nous avec – quand ils sont lâchés en plein délire, par exemple dans la reconstitution loufoque de telle émission célèbre des années Mitterrand. Vouloir tout dire en même temps, se cacher derrière les idées à la mode, alors qu’on a des pépites personnelles à exploiter : autant de défauts de jeunesse, finalement ! Mais cela donne toutefois envie de voir la suite. ¶
Élisabeth Hennebert
Des territoires (Nous sifflerons la Marseillaise), première partie de la trilogie de Baptiste Amann
Le texte est édité chez Tapuscrit / Théâtre Ouvert
Mise en scène : Baptiste Amman
Avec : Solal Bouloudnine, Samuel Réhault, Lyn Thibault, Olivier Veillon
Régie : François Duguest et Philippe Couturier
Lumières et scénographie : Florent Jacob
Création sonore et musicale : Léon Blomme
Collaboration artistique : Amélie Enon
Durée : 1 h 45
Dès 12 ans
Théâtre Ouvert • 159, avenue Gambetta • 75020 Paris
Plus d’infos ici
Le 15 et 22 septembre 2021, à 20 h 30
Chaque volet de la trilogie est indépendant :
• Des territoires (…d’une prison l’autre…), les 16 et 23 septembre, à 20 h 30
• Des territoires (…et tout sera pardonné ?), les 17 et 24 septembre, à 20 h 30
Intégrale les samedis, à 15h (durée 7 heures, avec 2 entractes), les 18 et 25 septembre, à 20 h 30
Tarifs : de 10 € à 20 €
Réservations : 01 42 55 55 50 ou par mail ou en ligne
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