« Dios proveerá », de David Bobée, les Gémeaux à Sceaux

Dios proveerá © C.D.N. Haute-Normandie / Agence Mona

Révolution, mon amour

Aurélie Plaut
Les Trois Coups

Quand David Bobée collabore avec le Gota Cirkus de Bogotá, le résultat est détonant : « Dios proveerá », fresque de la révolution où se mêlent acrobaties, musique baroque, barrières antiémeute et fumigènes. Un théâtre de circonstance, politique, où s’entrechoquent le profane et le sacré.

« Oui, nous sommes tous tes fils, révolution. » Voici les derniers mots de Dios proveerá, l’une des récentes créations de David Bobée, actuel directeur du C.D.N. de Haute-Normandie. Ce que l’on aime chez ce metteur en scène, c’est son engagement, ses préoccupations politiques et sociales au service d’un art qu’il maîtrise à la perfection. David Bobée se bat pour la culture, pour sa mixité. Et on sait qu’en ces temps troublés, le combat est nécessaire !

La révolution, donc. Un sujet ancestral venant interroger le rapport de l’homme au pouvoir qu’il fût politique ou religieux. Une heure quarante de lutte sur un plateau transformé pour la circonstance en théâtre de guerre de rue. Ici, point de début à proprement parler, le spectateur est propulsé in medias res, placé face à une horde de combattants urbains, fumigènes en main, dont la violence est contenue par des barrières antiémeute. D’emblée, le public incarne le pouvoir contre lequel on se révolte sur scène. C’est vers lui que sont lancés les projectiles, vers lui que sont hurlés les slogans militants. Et au milieu de la fumée, tout d’un coup, une voix s’élève. Pure. Cristalline. Caroline Mutel, chanteuse lyrique, toute de blanc vêtue, comme un ange, vient parachever ce tableau originel. Au son de la musique baroque, la violence apparaît plus agressive, les mouvements au ralenti plus rapides. Comme démultipliés. On ne sait pas exactement où on se trouve. En Colombie ? Pas sûr… On est nulle part et de toute part à la fois. Parce que ce geste initial est universel et atemporel. Parce que la résistance n’a pas de nationalité. Parce que « l’homme révolté » n’a pas de nom. Il est tout le monde. Tout le temps. Partout.

Le metteur en scène a bien compris, à l’instar d’Edgar Morin, que le cloisonnement des savoirs nous place indubitablement dans une préhistoire de l’esprit. Ainsi, ce spectacle est-il une créature hybride. On ne peut que s’en réjouir. Sur scène, onze artistes colombiens qui enchaînent les acrobaties en un ballet époustouflant. La seule contorsion des corps suspendus pour évoquer la torture, les funambules titubant sur le dessus des barrières pour signifier l’échappée impossible, l’utilisation de la danse de contact pour magnifier le jeu amoureux de deux fugitifs. Tous ces instants sont rendus poétiques par une musique décalée. Des « bagarres » de rue sublimées par les notes baroques du clavecin, de la viole de gambe et de la flûte. On y entend des airs espagnols et français des xvie, xviie et xviiie siècles. À la manière de Stanley Kubrick, la douceur de la mélodie vient suspendre le temps de la violence pour mieux l’amplifier. Il y a un peu de West Side Story aussi… une guerre de gangs, ses rivalités, ses chefs de file. Et tout cela dans une énergie folle qui entraîne le spectateur et ne lui laisse pas le loisir de souffler.

Des « pauses » shakespeariennes

On remonte le temps de ces révolutions tour à tour évoquées. Un C.R.S. fantoche et ridicule cherchant vainement des insurgés laisse la place à un prédicateur prêt à tout pour ramener une jeunesse « perdue » sur le droit chemin de la religion. Puis le conquistador du xve siècle, avec son armure et son crucifix de bois, perdu seul au milieu d’une forêt équatoriale, appelle les « Indiens » à se rendre : « Vous pouvez sortir maintenant, le jeu est fini ». Mais de quel jeu parle-t-on ? De celui de l’homme occidental dont l’intention colonisatrice a perverti au fil des siècles un monde pur. Le propos difficile du lien entre sacré et profane est traité avec brio. Le colon surgit sous les traits de personnages plus grotesques les uns que les autres, magnifiquement interprétés par Felipe Ortiz. Ce petit « bonhomme », très drôle, n’est pas sans rappeler le Falstaff de Shakespeare. Ses actions comiques permettent de relâcher une pression parfois rude. Jusqu’au bout, il incarne les travers d’une société dominatrice, ceux d’individus prêts à tout pour asseoir un pouvoir souvent illégitime. Il sera même un superhéros, Superman voulant sauver le monde pour mieux l’asservir (?), mais si ridicule que son intervention n’est guère impressionnante et fait l’effet d’un soufflé trop cuit. Enfin, c’est lui qui clôt le spectacle en apparaissant sous les traits d’un Jésus à la sauce baba cool, cheveux longs et roux, fleurs sur la tête, ukulélé en bandoulière et « enculotté » d’un linceul évoquant bien plus une couche Pampers que le saint suaire.

En définitive, on ne saurait achever cette critique sans dire un mot de la superbe scénographie de David Bobée. L’utilisation ingénieuse des barrières antiémeute permet au plateau de se transformer en labyrinthe, un écran géant fait voyager le spectateur de villes en ruines en décombres urbains, les fumigènes des guérillas, grâce aux effets de lumière, mettent en valeur les corps dans un contre-jour fantomatique, les bouteilles enflammées passent de mains en mains par jonglerie. Tout s’orchestre minutieusement pour faire de ce spectacle un instant de beauté et de poésie. Accéder à la liberté en s’élevant dans le ciel pour regarder notre monde d’en haut. Comme ces acrobates. Voilà ce que nous devrions tous faire.

Alors, n’en déplaise aux détracteurs qui verront certainement d’un mauvais œil la critique d’un christianisme conquérant ou d’un libéralisme omnipotent, le Dieu pourvoira paulinien est peut-être, comme beaucoup de références bibliques, à relire et à réinterpréter au regard de notre histoire. Oui, le théâtre est acte politique. Merci, monsieur Bobée. 

Aurélie Plaut


Dios proveerá, de David Bobée

Mise en scène et scénographie : David Bobée

Assistants à la mise en scène : Edward Aleman et Wilmer Marquez

Avec les artistes circassiens de la Gata Cirko de Bogotá : Luisa Montoya, Felipe Ortiz, Edward Aleman, Wilmer Marquez, José Miguel Martinez, Gabriel Gómez, Gabriela Diaz, Laura Lloreda, Diego Fajardo, Cristian Trivino, Valentina Linares

Musique : Les Nouveaux Caractères, direction Sébastien d’Hérin

Musiciens : Sébastien d’Hérin (clavecin), Liselotte Emery (cornet à bouquin et flûte à bec), Étienne Floutier (viole de gambe), Stephen Eelhart (percussions), Caroline Mutel (voix, soprano)

Création sonore : Jean‑Noël Françoise

Création lumière : Stéphane Babi‑Aubert

Création vidéo : José Gherrak

Costumes : Pascale Barré

Chorégraphie : Nathalie Adam

Direction technique : Emmanuel Journoud

Régie de scène : Fabien Barbot

Régie son : Victor Sévérino

Régie vidéo : José Gherrak

Photo : © C.D.N. Haute-Normandie/ Agence Mona

Maquillages : Marion Labaye

Assistante de production : Sarah Bonjean

Production : Interarts Lausanne / Chantal et Jean‑Luc Larguier

Coproduction : C.D.N. de Haute-Normandie, La Brèche-Pôle national des arts du cirque de Basse-Normandie / Cherbourg-Octeville, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Maison des arts de Créteil

Avec le soutien de : Théâtre de Caen, Institut français-Paris, Gata Cirko / Luisa Montoya et Felipe Ortiz, Institut français de Colombie

Avec la complicité de Philippe Chamaux et l’équipe du C.D.N de Haute‑Normandie

Les Gémeaux • 49, avenue Georges-Clemenceau • 92330 Sceaux

Réservations : 01 46 60 05 64

Du 9 au 13 décembre 2015

Du mercredi au samedi à 20 h 45, dimanche à 17 heures

Durée : 1 h 40

27 € │ 22 € │ 19 € │ 18 € │ 17 € │ 10 €

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