« D’une Alice à l’autre », de Sigrid Carré‑Lecoindre, Comédie Nation à Paris

D’une Alice à l’autre » © Linda Duskova

Alice délice

Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups

Cinq musiciens fous mettent le feu aux planches avec un Lewis Caroll qui aurait fumé les champs de fraises pour toujours.

Les parents des heureux admis au Christ Church College d’Oxford en 1855 ne se doutaient pas du risque encouru par leurs garçons : ceux‑ci avaient une chance non négligeable de finir élèves du maître assistant Charles Lutwidge Dodgson alias Lewis Carroll. On ne devrait pas confier les jeunes gens aux professeurs de mathématiques, c’est la seule morale d’Alice au pays des merveilles. L’excès de raisonnement logique comme l’abus de substances psychotropes peut nuire gravement au sérieux de la vie. Qu’est‑ce qu’Alice finalement, sinon un long délire sur l’enfance conçue non comme l’âge de l’innocence, mais comme le paradis des petits pervers polymorphes, capables de prendre les mots au pied de la lettre pour faire enrager leurs professeurs et d’explorer à l’infini l’univers à travers la longue succession de ses plaisirs.

Peut-être parce qu’ils sont tous musiciens, les comédiens de la Cie Lemon Fracas ont envoyé promener le texte et ont reconstitué le dialogue entre la toute petite Alice devenue adulte et l’inquiétant Master Dodgson, à travers des lettres rédigées longtemps après les faits. Carroll a vieilli, mais il n’est pas moins dingue, lui qui se pose des questions telles que : « Lorsque l’encre s’évapore de l’encrier, forme-t‑elle des nuages noirs susceptibles de tacher les murs du bureau ? ». Tous les personnages cultes, le Lièvre de Mars, le Chat du Cheshire, le Chapelier fou, la Reine de pique, ont bien été convoqués à la fiesta, mais ils ne racontent pas, de manière linéaire, une histoire déjà cent fois narrée, transposée, plagiée, parodiée. Ils chantent, et c’est bien mieux.

Les rôles principaux, Alice et le Chat, sont interprétés par deux mezzo-sopranos époustouflantes (respectivement Agathe de Courcy et Sarah Dupont d’Isigny). Le choix de cette tessiture un peu grave enlève à Alice tout côté nunuche ou infantile. Elle et le Chat ont une autorité vocale qui nous empoigne dès le début. Et puis que de trouvailles musicales dans ce concert-spectacle qui se déguste à mesure que tombent les têtes des religieuses… au chocolat ! Exécuté avec maestria par la metteuse en scène Sigrid Carré-Lecoindre, le numéro de scie musicale n’est pas sans rappeler l’univers trouble du film Delicatessen 1 qui est, à ma connaissance, la seule autre œuvre donnant à cet instrument improbable ses lettres de noblesse. Mille et une chansons du répertoire classique ou variétés des années 1900 ont été exhumées en fonction d’un critère constant de drôlerie et d’absurdité. On meurt de rire à l’audition de certaines de ces pièces de collection.

Voici un spectacle qui ne veut rigoureusement rien dire, qui ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, qui ne se présente pas comme un manifeste politique, qui ne proteste contre rien de particulier. Comme c’est reposant pour une fois, comme c’est divertissant ! On sort secoué, étrillé, réconcilié avec la vie dans ce qu’elle a de plus léger et de plus absurde. On a envie d’acheter des gâteaux à la crème et de se blottir au coin du feu avec un félin ronronnant et de compter les sous-marins jaunes dans les taches du plafond. C’est la moins chère et la moins illégale des drogues dures contre la dépression hivernale. 

Élisabeth Hennebert

  1. Delicatessen de Jean‑Pierre Jeunet et Marc Caro, 1991.

D’une Alice à l’autre, de Sigrid Carré‑Lecoindre, d’après Lewis Carroll

Concert-spectacle par la Cie Lemon Fracas

www.lemonfracas.com

Adaptation et mise en scène : Sigrid Carré‑Lecoindre

Avec : Agathe de Courcy, Sarah Dupont d’Isigny, Olivier Mettais Cartier, Antoine Ouvrard, Nicolas Worms

Photo : © Linda Duskova

Comédie Nation • 77, rue de Montreuil • 75011 Paris

Site du théâtre : www.comedienation.fr

Réservations : 01 48 05 52 44

Métro : lignes 1, 2, 6 et 9, station Nation

Jusqu’au 5 mars 2017, les jeudi à 21 heures et dimanche à 17 heures

Durée : 1 h 15

16 € et 12 €

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