« Elizabeth Costello », Krzysztof Warlikowski, Palais des papes, festival Avignon 2024

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

Le mystère Elizabeth

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

L’artiste polonais revient au festival après une dizaine d’années, et c’est heureux. Il consacre sa dernière création au personnage d’Elizabeth Costello, un double de son auteur. Elle apparaît régulièrement dans ses spectacles depuis « (A)pollonia » en 2009. D’où vient une telle fascination ? L’héroïne écrivaine est controversée, contradictoire, multiple, insaisissable. À l’image de cette représentation.

Le roman Elizabeth Costello de l’écrivain sud-africain J.M. Coetzee paraît en 2003, puis la protagoniste revient dans deux de ses nouvelles : L’Homme au ralenti et L’Abattoir de verre. On suit ainsi l’évolution de cette femme, de 1999 à aujourd’hui. Elle écrit, donne des conférences aux États-Unis, en Afrique, en route vers l’Antarctique, en Europe. Elle questionne le désir, le « problème du mal », le respect de la vie animale, la littérature et suscite des polémiques. Elle vieillit. Un alter ego de son créateur. Cette Elizabeth fictive est d’ailleurs si présente dans la vie et les projets de ce dernier qu’on croirait qu’elle cherche à « s’implanter dans le réel ». Une telle mystification a le mérite de nous montrer autrement le monde et de nous arracher, peut-être, à des croyances crédules : voilà ce à quoi s’attache l’adaptation de Warlikowski.

Le metteur en scène, captivé par le thème du personnage vrai ou fictif qui vient d’Ulysse de Joyce, intéressé par l’actualité politique de Coetzee, crée un spectacle monstre. À la fois très structuré et trop compliqué. Il choisit six actrices d’âges et de physiques divers, ainsi qu’un homme, pour incarner la mystérieuse Elizabeth. Il fait de Coetzee un personnage du spectacle : cet invité d’honneur qui a (vraiment) reçu le prix Nobel de littérature, parle dès le début, dans une conférence qui nous est adressée, de son héroïne, et intervient plusieurs fois dans la narration.

Un matériau théâtral bien dense

Le spectacle déplie ensuite chaque partie, de façon répétitive : l’écrivaine australienne, connue surtout pour un roman, est toujours invitée à exprimer son point de vue dans une conférence (à Williamstown, sur un bateau, à Appleton College, à Amsterdam). On la questionne sur le réalisme, le féminisme, les dieux et les hommes, le végétarisme, le mal absolu. Elle sait que la critique attend d’elle qu’elle donne des leçons (comme le singe savant inventé par Kafka dans Rapport pour une académie) et en joue.

Outre cette série de discours qui lasse, la dramaturgie comprend également des sauts dans le temps et des scènes oniriques qui multiplient les points de vue. On entre alors dans la conscience de Coetzee, dans celle d’Elizabeth, dans celle de son fils John, etc. La scénographie s’avère aussi très foisonnante : les lumières, les vidéos ou la pièce en verre nous transportent dans divers espaces et produisent des mises en abyme qui confinent au vertige. Le recours à des œuvres contemporaines (la vidéo Anywhere Out of the World de Philippe Parreno en guise de prologue, de prodigieuses photographies de Sophie Calle, ainsi que des références à son autobiographie) enrichit  – ou complexifie – le dispositif.

C’est en tout cas ce matériau théâtral (fruit d’un travail de vingt ans avec son collectif à Varsovie) que le metteur en scène souhaite partager avec son public. Mais l’ensemble est décidément trop composite et trop long. Le texte en polonais, si dense, peut vraiment décourager. Les propos très intellectuels d’Elizabeth, oscillant entre poésie et philosophie, s’avèrent tantôt fumeux, tantôt brillants (ouvrir le roman éponyme devient alors éclairant). En somme, il y a tant de signes scéniques, dans cette création de quatre heures, que l’on peine à tout lire ! Heureusement que la seconde partie n’est pas une énième conférence et se focalise sur la vie familiale et affective d’Elizabeth, son vieillissement et sa vie qui s’éteint… Le commencement du spectacle évoquait « un pont à jeter vers » et la fin s’achève puissamment devant une porte menant vers « l’autre côté ».

Photos : © Magda Hueckel

Le spectateur est donc partagé. Tout à la fois envoûté par la proposition de Warlikowski, par le mystère de cet être de fiction, et saturé. Certaines réflexions d’Elizabeth sur le divin, le désir, la conscience, éveillent vivement l’intérêt : « Peut-on ne faire qu’un avec un dieu assez profondément pour appréhender, pour sentir quelque peu, l’être d’un dieu ? » ; [Les dieux] « font de nous leur étude parce qu’ils nous envient… devinent-ils que ce qui rend nos étreintes si intenses, c’est qu’elles nous donnent un aperçu de ce que nous imaginons être leur vie ? », « Y a-t-il d’autres modes d’être, en dehors de ce que nous appelons l’humain, que nous puissions pénétrer ? » ; « Comprenons-nous mieux le monde que les animaux ? ».

Les références à Hölderlin, Kafka, Descartes, Susan Mitchell, Joyce, sont passionnantes. De même que son point de vue sur « les lieux troubles » que l’artiste doit éviter d’évoquer. Elizabeth s’insurge ainsi contre l’obscénité de Paul West qui décrit avec détails l’exécution des conjurés de 1944 par Hitler, dans son ouvrage Les très riches heures du comte von Stauffenberg. Il est des morts que l’écrivain ne peut s’approprier. Certaines expériences du mal doivent être tues – elle est bien placée pour le savoir depuis son viol. Ensuite, une scène où Paul West prend les traits de Méphistophélès dénonce des artistes compromis avec les Nazis. Mais Elizabeth est aussi capable de susciter la controverse en comparant de façon inconséquente, blasphématoire, l’abattage actuel des animaux et l’Holocauste !

Ce qu’elle cherche pourtant à exprimer est l’importance de chaque élément du vivant : l’existence d’un petit poussin condamné à mort à la fin du spectacle, l’angoisse, au moment où, en pleine confusion, âgée, elle sent son énergie vitale diminuer. « Costello est la seule, à part Dieu, à avoir conscience du destin de cet être oublié. Ici s’ouvre l’abîme de l’inconnu, auquel seule la Parole peut avoir accès. Cette Parole, Costello, Coetzee, mon équipe et moi la recherchons tout en sachant que nous ne la trouverons pas. », explique Warlikowski.

Photos : © Magda Hueckel

À la fin, Elizabeth, aux portes de la mort, entouré de ses enfants, continue de vouloir exister, veut être regardée comme une femme (ou se comporte comme le personnage d’un livre !). Elle évoque une rencontre passée avec un homme, Paul Rayment, qui a perdu un membre après une chute de vélo : deux endeuillés ayant subi une perte. Elle affirme, pour finir, après avoir été tant invitée à exprimer ses opinions ,qu’elle « ne fait pas profession de croire, seulement d’écrire ». Ses croyances n’étaient que « provisoires » et même, étant une « secrétaire de l’invisible », il ne lui appartient pas de « juger » : en fait, elle ne peut se permettre de croire, préfère « balancer entre les contraires », rester « ouvertes aux possibilités », demeurer « une âme légère [ qui ] flotte de-ci, de là ». Face à la mort, elle ne sait plus bien ce qu’elle veut, si ce n’est « voir l’autre côté » !

Le mystère Costello n’est pas levé. Le spectacle l’aura soulevé, parfois obscurci, et nous aura invité à retourner lire Coetzee ! 🔴

Lorène de Bonnay


Elisabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux, d’après John Maxwell Coetzee

Texte d’après : Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de J. M. Coetzee  Collaboration au texte : Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska 
Scénario : Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski 
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska
Spectacle en polonais, surtitré en anglais et français
Durée : 4 heures

Cour d’honneur du Palais des Papes • Place du Palais • 84000 Avignon
Du 16 au 21 juillet 2024, à 22 heures
De 10 € à 45 €
Réservations : 04 90 27 66 50

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 29 juin au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée :
• Du 5 au 16 février 2025, La Colline, à Paris

À découvrir sur Les Trois Coups :
(A)pollonia, Warlikowski, festival 2009, par Lorène de Bonnay
Phèdre(s), Warlikowski, par Lorène de Bonnay

Photos : © Magda Hueckel

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