La poéticité des corps
Par Fatima Miloudi
Les Trois Coups
Angelin Preljocaj présentait « Empty Moves » (parts I, II et III) au Théâtre de Grammont, à Montpellier : une belle chorégraphie de corps sans cesse réagencés, une performance où la déconstruction forme un jeu à la fois surprenant, espiègle et paisible.
Empty Words est d’abord l’œuvre du compositeur John Cage, tirée de la Désobéissance civile de David‑Henri Thoreau. Le musicien fragmente les phrases, les découpant jusqu’à l’unité minimale du phonème. Collages et brouillages font perdre le sens, laissant aux mots, à la syllabe, au son, leur poéticité. Cage, avec sa voix monocorde et gutturale, a lu le texte au Teatro Lirico de Milan en 1977. La bande enregistrée garde la trace des manifestations d’un public fort réactif avec ses quolibets, ses applaudissements ou ses sifflements. Telle est la bande-son qui sert de toile de fond et de ligne directrice à Empty Moves, partition chorégraphique de Preljocaj.
Les quatre interprètes doublent, à leur façon, la déconstruction du discours. Les danseurs s’agencent, s’enclenchent comme des rouages, se détachent, se recomposent en des figures qui renouvellent leurs rapports. En chacun de ses membres, le corps devient la matière même d’un parcours chorégraphique qui fait abstraction du narratif pour ne frayer qu’avec le pur mouvement. C’est un jeu d’assemblages et d’enchaînements où les uns et les autres se prennent et se déprennent. Quelquefois, l’œil du spectateur est rivé à des postures incongrues mais fort belles, et leurs réapparitions épisodiques lui laissent une marge de reconnaissance dans la foisonnante variété des déplacements. Certains constituants, certes éphémères, sont récurrents : l’importance du genou comme point d’appui, l’utilisation du pied comme levier, l’entrecoupement des jambes, l’amoncellement et le roulis des chairs…
Le corps manipulé
Souvent, des tableaux offrent de magnifiques compositions de lignes : tel le beau porté inaugural et final à l’horizontale ou toutes les constructions asymétriques. Parfois, les corps sont déplacés, traînés sur la scène comme des masses inertes, laissant la trace de leurs efforts sudorifères. Les danseuses amollies, poupées de chiffon, sont livrées à la dislocation et soumises à la manipulation.
Néanmoins, tout cela ne semble être qu’un jeu où il s’agit de dépasser l’attendu. L’amusement est toujours proche avec une constante invention de gestes imprévus : bouchant le nez d’un de ses congénères, celui-ci agite son doigt dans sa bouche ou plus tard son coude dans son oreille. Le mouvement est fragmenté jusqu’à son apparition la plus minimale et la plus fortuite. Quant à la relation des êtres, elle est toute d’empathie et de bienveillance : sourires avenants, partage d’eau, caresse passagère. Et, si le corps est un instrument, on en use avec joie. Ainsi quand une brève séquence de grimaces laisse le délire s’emparer des visages d’abord en un ralenti loufoque, ensuite en une accélération où les traits fondent comme dans une peinture de Bacon. La poéticité se lit jusqu’au détail. Alors, si les auditeurs de Cage s’étaient pris à siffler devant l’agression d’un texte déconstruit, la partition de Preljocaj aura su attirer les suffrages du public. ¶
Fatima Miloudi
Empty Moves (parts I, II et III), d’Angelin Preljocaj
Pièce pour 4 danseurs
Ballet Preljocaj
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Danseurs : Virginie Caussin, Sergio Diaz, Yan Giraldou, Yurie Tsugawa ou Fabrizio Clemente, Baptiste Coissieu, Natacha Grimaud, Nuriya Nagimova
Création sonore : John Cage, Empty Words
Assistant adjoint à la direction artistique : Youri Van den Bosch
Choréologue : Dany Lévêque
Directeur technique : Luc Corazza
Régisseur général : Guillaume Rouan
Photos : © Jean‑Claude Carbonne
Théâtre de Grammont • avenue de Grammont • 34000 Montpellier
Réservations : 08 00 60 07 40
Mardi 21 octobre 2014 à 20 heures, mercredi 22 octobre 2014 à 19 heures
Durée : 1 h 45
35 € | 28 € | 25 €