« En pièce jointe », Collectif Masdame, TtB, Festival Off Avignon 2024

En-pièce-jointe-Collectif-Masdame © j-b-r-photo

Embauche et tralala

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Dans un langage original mêlant danse et théâtre, Armande Sanseverino et Gaël Germain décortiquent jusqu’à l’absurde le malaise d’une relation hiérarchique générée par un entretien d’embauche. Un rapport de force brillamment exposé dans une atmosphère décalée. Un coup de maître.

Elle, c’est Madame Paravent. Debout derrière lui, elle mime la fièvre d’une préparation minutieuse. Ajustement de la tenue, petit chemisier blanc bien boutonné, vérification du maintien et du tombé de vêtement, main dans la coiffure. Gestes furtifs et légers, brefs déhanchements. La nervosité est évidente. Elle répète sa chorégraphie personnelle avant le grand moment, s’apprêtant à jouer du violon, et à dire ce qu’il faut, quand il faut. Bref, elle a décidé d’être parfaite, c’est une question de carrière. Tout semble sous contrôle. Mais celui de qui ? C’est l’enjeu de cette pièce dansée, petit bijou de drôlerie et de loufoquerie derrière la gravité d’un sujet sur la domination.

Armande Sanseverino et Gaël Germain ont transformé l’essai d’une version courte couronnée de succès. En pièce jointe a donc grandi, marquant définitivement le parti pris d’une fusion entre le théâtre et la danse, pour s’aventurer dans une exploration des plus intimes : soi. Dans les moments qu’ils expliquent « inconfortables », de quoi est-on fait ? Si les mots seuls sont malaisés, le corps prend le relais pour exprimer ce qui est peu visible. Ainsi voit-on.

Et ceux-là, apparemment, ne maîtrisent pas les codes. Il n’a pas celui de la bonne conduite, elle n’en cerne pas les contours. Cette absence de GPS les déroute : l’entretien d’embauche part en terre inconnue, terrain glissant pour l’un comme pour l’autre. Ils sont dans le pétrin, cette difficulté d’être à sa juste place, lors d’un moment critique sous haute pression. De quoi se perdre un peu quand on ne sait pas trop, le propos pousse l’absurde pour mieux révéler.

Dialogue de sourds

La confusion est donc grandissante, et les phrases peinent à trouver leur terre ferme. Elles se disloquent, deviennent trois mots, puis interjections, interrogations réduites à leur strict minimum ou exclamations furtives. Sur la page pourrait bientôt ne figurer qu’une succession de ponctuation : ?!?! La parole se rétracte vers l’onomatopée, ou presque, dans une succession de redites, disque rayé, tandis que le corps accélère une mécanique saccadée d’une rapidité confondante.

Il n’est ici que des questions et des réponses jetées à la hâte dans la précipitation hoquetée d’un pseudo entretien. Les injonctions de l’employeur se vident progressivement de sens, « allons-y Madame Paravent », « mais oui alors », « commençons », « mais oui », et tournent en boucle comme un leitmotiv à chaque étape de cette bousculade interne.

La tête vrillant dans tous les sens, dans d’inénarrables mouvements, Gaël Germain campe un supérieur tourneboulé, bien décidé malgré tout à garder le cap de l’autorité, dans toute l’expression de sa superbe. Emboîtant le propos et le pas comme elle peut, dans une rythmique alignant sa cadence à la sienne, voix robotique, Armande Sanseverino ponctue chaque injonction de « oh là là ! » désarmés.

Ce chassé-croisé dansé-parlé est un dialogue de sourd savamment décortiqué, dans lequel le propos raisonnable s’est perdu dans d’autres méandres. Tous deux jouent et dansent une tension grandissante, au-dessus de laquelle plane l’angoisse, rehaussée par une nappe sonore continue. La chorégraphie dessine une partition syncopée dans laquelle tout n’est que déstructure. Quelle virtuosité dans cette composition-décomposition !

Une esthétique inspirée

La répétition des gestes, leur accentuation, ou même les retours en arrière, évoquent l’expressivité du cinéma muet. Des slow motion trainent sur les non-dits en étirant l’instant. Des évocations bien connues surgissent comme par magie. Le drap et ses effets Matrix, le carré lumineux et la voix de Scarlett O’Hara, entre            autres clins d’œil à des scènes culte tirées du grand écran, surgissent dans un grand enchevêtrement corps-mots.

En-pièce-jointe-collectif-Masdame-©-François-Desbaumes
© François Desbaumes

Enchaînées dans une fluidité irréprochable, les séquences distillent leur vérité derrière un humour loufoque constant. Du fauteuil au lit, en passant par l’ascenseur, les deux danseurs-comédiens disent les regards déplacés, la main sur la cuisse, et les rendez-vous plus personnels. Les rires sont généreux, mais on ne s’y trompe pas, même s’il n’y a pas de victime identifiée, comme ils le revendiquent d’ailleurs. Si l’argument de la pièce semble vite cerné, il est riche de trouvailles, et, mine de rien, il nous entraîne dans un chaos orchestré avec une virtuosité hors du commun. 🔴

Florence Douroux


En pièce jointe, du collectif Masdame

Site du collectif
Conception, mise en scène, chorégraphie : Armande Sanseverino et Gaëlle-Germain
Durée : 50 minutes
Dès 10 ans

Théâtre du Train Bleu • 40, rue Paul Saïn • 84000 Avignon
Du 3 au 21 juillet 2024, les jours impairs, à 15 h 35
De 14 € à 20 €
Réservation en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 3 au 21 juillet 2024
Plus d’infos ici

Tournée :
• Les 21 et 22 novembre, Maison des arts de Créteil, scène Nationale (94)

À découvrir sur Les Trois Coups :
« L’Augmentation », de Georges Pérec, cie Le Festin, par Léna Martinelli

Photos : © j.b.r.photo

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