Comme un phare dans le tourbillon de la vie
Propos recueillis par Laura Plas
Les Trois Coups
Saga trépidante, comédie militante, « 1200 Tours », la nouvelle pièce de Sidney Ali Mehelleb, mise en scène par Aurélie Van Den Daele s’offre comme un barrage à la colonisation de nos pensées. Rires et émotions, histoires et musique rythmeront le premier volet d’une « œuvre monde ».
Votre nouvelle création a comme sous-titre « comédie naïve, militante, pleine d’espoir ». Pouvez-vous vous nous parler de ce beau programme ?
Sidney : Je suis très marqué par des films comme To be or not to be de Lubitsch où le rire surgit dans un contexte très dur : il est un phare dans la nuit. J’avais déjà traversé dans l’écriture des lames de fond tragiques, et je voulais appréhender l’émotion par la rythmique de l’écriture comique. Le rire associe mécanique et sentiments tout en impliquant un lâcher-prise qui doit gagner les comédiens. Et puis, quand au moment de la Covid, j’ai souhaité écrire sur la désinformation si absurde souvent, j’ai éprouvé la nécessité du rire. En définitive la comédie me permet de décortiquer ce qui se passe aujourd’hui.
Et la naïveté ?
Sidney : Je la revendique comme un instrument de lutte pour rebooter le système. L’enfance est liée au jeu et porte un regard souvent lucide. Quant au militantisme, il est action ; il ne donne pas de leçons. D’ailleurs avec le mot « espoir », on fait référence à des figures comme René Char qui a arrêté d’écrire pour lutter, ou à une journaliste de La Petite Lanterne, émission programmée sur la radio RKB avec laquelle on a beaucoup discuté pour notre projet.
Aurélie : Il reste dans la mise en scène des moments tragiques qui me parlent intimement. Mais j’ai l’impression que la comédie permet d’imaginer des espaces de pensée, de résolution de problèmes qu’on s’interdit dans une époque aussi âpre que la nôtre.
La pièce tisse donc des références, des rencontres : celle de Ernst Lubitsch, mais aussi le sport, le hip hop, le documentaire d’Hélène Milano sur les « Roses Noires », la Mère Courage de B. Brecht ? Quel sens cela a-t-il ?
Aurélie : Déjà dans Angels in America, des communautés se croisaient, mais sans se mêler. Ici, on a cherché la rencontre entre nos deux univers, eux-mêmes faits de tissages. Cela s’exprime jusque dans la distribution qui mêle des interprètes de différents horizons, dont les âges vont de 23 à 60 ans. On vient aussi de travailler avec la compositrice de hip hop Poundo.
Sidney : Tout le monde est fait de métissage et le théâtre doit en être le lieu. Ainsi dans la pièce, Le hip hop est essentiel. Il permet de dire à des gens qui ne mettent pas les pieds au théâtre : « cette histoire parle aussi de nous ». Jeune, je n’avais pas des références aussi diverses ; Aujourd’hui, le hip hop est comme mon sol, et je peux faire des ponts entre René Char et une rappeuse interprétée par une actrice congolaise.
Justement, quelle distribution ! Douze interprètes, c’est une gageure en ce moment, vous pouvez nous en parler ?
Sidney : J’ai écrit librement, sans penser au plateau dans un premier temps. Je suis très inspiré par le roman graphique et la BD ; je voulais d’une écriture fleuve. Cette matière se reconfigure aujourd’hui en fonction de ceux qui sont sur scène
Aurélie : Les distributions importantes sont mon cœur de travail : une réponse à l’individualisme ordinaire. Une telle distribution permet de représenter une mini société au plateau et change la responsabilité dans la direction d’acteurs. Elle engendre des dynamiques qui permettent de passer de l’onirisme au réalisme, de créer des modules, des images. On peut parler des « gens qui ne sont rien » qui sont au centre de l’écriture de Sidney. Je suis fière que le Théâtre de l’Union accomplisse sa mission d’accompagner ainsi des équipes entières : on crée de vrais dialogues de création et de vie. Comme nos récits doivent être incarnés avec plus de diversité, cela change aussi les distributions.
Sidney : L’endroit du militantisme passe aussi par là. Je voulais parler de la France que je connais où toutes les origines sont convoquées. Il faut que les plateaux soient moins blancs et plus accessibles aux actrices. J’ai écrit de grandes partitions pour ces dernières.
Comment s’est passé votre travail de collaboration ?
Aurélie. Les échanges n’ont jamais été aussi denses, ce qui a été favorisé par notre expérience, mais aussi par la forme de la saga proposée par Sidney. Mettre une chanson au cœur de notre création, une chanson qui bouleverse l’ordre des choses nous a aussi stimulés. Il existe des auteurs metteurs en scène ; nous, nous développons autre chose : mon domaine est l’écriture scénique. Pour moi, c’est fondamental de travailler avec des auteurs vivants.
Sidney : J’adore ma position. Je ne suis pas metteur en scène même si quand j’écris, je visualise le plateau. L’endroit que j’aime c’est de ressentir les nécessités de l’écriture sur scène.
Que sont donc ces 1200 tours auxquels nous sommes conviés : c’est le temps d’essorage d’une machine ?
L’image exprime le lavage de cerveau médiatique. J’ai été notamment inspiré par le Mr. Brainswash du documentaire Faites le mur ! L’information va si vite qu’elle ne laisse plus le temps de penser. Mais l’image a aussi un rapport avec la forme de la pièce : elle impulse la rapidité et fait référence au microsillon du vinyle. Je voulais en effet donner une dimension musicale à la pièce tout en restant très compréhensible, même si j’adore saisir peu à peu le sens d’une œuvre, comme dans The Wire. Enfin les 1.200 tours sont 1.200 jours traduits en 1.200 séquences théâtrales.
Quelle est la place de la musique dans la pièce ?
Aurélie : La musique est une dimension de tous nos spectacles, elle est fondamentale dans le processus de création. Nous travaillons avec un musicien, Grégoire Durrande, qui intervient très tôt. Les musiques additionnelles travaillent, quant à elles, sur l’inconscient collectif. Dans 1200 Tours, le rôle de la musique a cette spécificité de jouer de plus le rôle de ponctuation, de soutenir le rythme. Bien sûr, elle a un rôle dans l’histoire car une rappeuse lance une chanson qui entraîne un soulèvement un 14 juillet : ce rap devient alors une matrice pour les histoires de tous les personnages.
Sidney : Le hip hop n’est pas un ornement : c’est la colonne vertébrale de la pièce ; il est un endroit d’information, de collectif comme le théâtre. Les deux arts peuvent se nourrir : chaque personnage a été écrit avec un flow. Il Joue avec les mots, les sons.
Aurélie : Le hip hop est aussi un vecteur de mise en scène, on le trouve lié à la scénographie, aux langages des personnages. Généralement, j’aime que dans une distribution, les comédiens aient des phrasés différents, expriment une réappropriation d’une langue que le capitalisme colonise.
Qu’apporte le fait de mettre en scène une saga ?
Aurélie : Au milieu de la vitesse du monde, on peut travailler ici un temps long, ce qui est fantastique pour un acteur.
Avec quoi voulez-vous que le spectateur reparte ?
Sidney : Avec la chanson, avec des interrogations sur la suite !
Aurélie : Avec de l’espoir. On en a fait une notion galvaudée mais l’espoir est fondamental. J’aimerais que le spectacle fasse repérer les petites flammes qui dans de petites zones permettent de se sentir digne, de trouver le courage et en définitive de tenir debout. 🔴
Propos recueillis par
Laura Plas
1200 Tours, de Sidney Ali Mehelleb
Mise en scène : Aurélie Van Den Daele
Site du Deug Doen Group
Théâtre de L’Union, CDN du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Du 4 au 6 mars 2024, à 20 heures, le 7 mars à 19 heures, le 8 mars 14 heures, le 9 mars, à 18 heures
Réservations : 02 33 76 78 50 ou en ligne
De 6 € à 22 €
Tournée :
• Du 20 au 29 mars 2024, au Théâtre Gérard Philipe, à Saint-Denis (93)
Biographie d’Aurélie Van Den Daele
Biographie de Sidney Ali Mehelleb
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