Entretien avec Nicolas Bouchaud, comédien, épisode 2

Nicolas Bouchaud © Richard Schoeder

« Observer le travail de l’acteur : cinq projets intimes »

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Dans son ouvrage « Sauver le moment », Nicolas Bouchaud évoque sa trajectoire sous forme de récits fragmentés, d’instants forts égrenés sur trente ans. Son travail alterne les spectacles de troupes et des projets artistiques plus intimes.

Depuis 2010, vous avez initié des projets portant sur des textes non théâtraux (une interview du critique Serge Daney à propos du cinéma, un livre de John Berger sur un médecin de campagne, une conférence du poète Paul Celan, un roman de Thomas Bernhard sur notre rapport à l’art et au deuil, les projets avec Nicolas Truong, Un vivant qui passe adapté du documentaire de Lanzmann). Cela peut donner l’impression d’un certain clivage entre le théâtre de troupes et des projets plus intellectuels, où la pensée est très présente. Qu’en pensez-vous ?

J’ai aimé enchaîner ces derniers temps deux projets dans deux identités de troupes qui se rejoignent sur certains plans : les trois adaptations de Dostoïevski par Sylvain Creuzevault et Un ennemi du peuple de Jean-François Sivadier. J’adore le collectif, la vie tous ensemble. Je l’évoque dans le livre à travers ma rencontre avec Didier-Georges Gabily qui m’a accompagné, protégé, ouvert, dans la durée. Avec Jean-François Sivadier, ensuite, nous avons, à un moment de notre histoire, scellé un pacte secret : il faisait la mise en scène, moi j’étais sur le plateau, et ça communiquait. On s’apportait des choses. Il m’a fait confiance, complètement, et moi aussi je lui ai fait confiance. C’est un rapport, singulier, unique. Il y a aussi un travail énorme mené avec Véronique Timsit, « collaboratrice artistique » : on n’en parle jamais assez, mais sa part est tellement importante dans ce travail avec Jean-François.

Oui, les cinq projets personnels partent d’un désir plus intime mais c’est aussi un travail d’équipe. Cela dit, il y a bien cette idée que vous allez devoir conduire une pensée et que cette pensée va se matérialiser pour les spectateurs grâce à l’espace d’écoute créé.

Le spectacle sur le critique Serge Daney, La loi du marcheur, est une matrice. L’idée (pas évidente au départ) était de tenter un spectacle de deux heures sur un homme qui parle et réfléchit sur un art, le cinéma, de façon parfois très conceptuelle : dans l’interview avec Régis Debray, Daney se demande ce qu’est un plan chez Fritz Lang. Il avance cette idée qu’un cadre de cinéma, c’est du temps, etc. Comme Daney est un très bon parleur, il crée un texte oral avec des ruptures et une dramaturgie assez forte. Je croyais que le spectacle n’intéresserait que quelques cinéphiles. Nous l’avons pourtant joué 250 fois, à Paris, Rio, New-York ! Le spectacle a produit tellement de joie et d’envie chez les spectateurs que c’en était très troublant pour moi.

Je me suis alors dit que l’on pouvait miser sur des pensées fortes, voire complexes, et les transmettre aux gens à partir de la scène, sans que cela ne les ennuie. Et c’est ce qu’on a continué de faire : le discours de Paul Celan sur la poésie, Le Méridien, Le métier idéal de John Berger, Maîtres anciens, d’après le roman de Thomas Bernhard (Mathieu Amalric en a fait un film pendant le confinement qui va être diffusé sur France 5 en 2022), Un vivant qui passe, d’après le documentaire de Claude Lanzmann. Les théâtres du Rond-Point et de la Bastille, le Festival d’Automne, les scènes nationales d’Annecy, de Clermont-Ferrand, le théâtre Garonne à Toulouse et d’autres nous ont fait confiance. Aujourd’hui, je ne m’interdis rien, je me dis que l’on va désormais pouvoir adapter Günther Anders, d’autres penseurs ou d’autres écrivains, si l’on sent qu’il y a une pertinence à les porter sur scène.

« Maîtres anciens » © Jean-Louis Fernandez
« Maîtres anciens » © Jean-Louis Fernandez

Ces documents ont-ils des points communs ?

Ils m’ont permis d’offrir aux gens des choses que j’aime, et de les partager avec eux, à travers des spectacles qui ont été pensés et réfléchis. Ces projets, impulsés seul ou à deux, permettent aussi de porter attention au public, de travailler sur les multiples formes de l’adresse, de l’écoute et du partage. C’est un champ infini. Ces spectacles m’enseignent tous quelque chose. Je l’ai compris dès le premier spectacle sur Daney : les gens croyaient que c’était mon histoire ; il y a eu une identification très forte avec cette parole. C’était troublant de parler à la place du mort (alors que je ne suis pas lui, que je ne ressemble pas à Daney), d’être pleinement dans ce qu’il dit. Avec l’équipe, on a fait en sorte que la parole donnée sur le plateau soit simple dans l’adresse, que le public devienne le deuxième acteur/partenaire.

Lors de certaines représentations, et je ne l’avais jamais vécu auparavant, j’arrivais à travailler avec l’écoute des gens, à comprendre sensiblement, que les gens n’avançaient pas tous au même rythme. Tel est le privilège d’être seul dans des petites salles. Certains spectateurs s’étaient arrêtés sur un moment et avaient laissé filer le reste, tandis que j’étais déjà loin. Comprendre de façon silencieuse comment l’écoute se crée, savoir qu’à droite, une personne s’est arrêtée dans sa marche, qu’une autre vous suit, c’est comme si on dessinait tous ensemble de multiples chemins. À un moment du spectacle, les spectateurs répondaient à un questionnaire cinéphile ludique des films préférés/détestés pendant l’enfance (venant d’un journal de Daney) et cela aboutissait à une conversation dans laquelle je sentais confusément que l’imaginaire des spectateurs m’atteignait et réciproquement.

Je crois à cette transmission latérale, silencieuse : on ne sait pas comment on touche les gens. On n’a pas conscience des 150 spectateurs mais on a conscience de la diversité des écoutes. Un spectacle calibré pour une grande salle ne peut pas parvenir à cela : un spectacle de TG Stan ou les « Shakespeare » de Forced Entertainment dans une salle de 600 places ne fonctionnent plus.

L’adresse caractérise votre jeu dans tous les spectacles : vous entretenez un rapport de séduction facétieux avec le public (que vous allez voir au plus près), n’est-ce pas ?

Séduire, étymologiquement, signifie « détourner du chemin ». C’est ce qu’un acteur espère le plus : détourner les gens de leur chemin habituel et à travers des œuvres (des classiques par exemples ou des penseurs), leur montrer que ce n’était pas ce qu’ils croyaient…

« Maîtres anciens » © Jean-Louis Fernandez
« Maîtres anciens » © Jean-Louis Fernandez

Qu’avez-vous appris d’autre, à travers ces cinq projets ?

Par exemple, Daney parle du cinéma de Duras : il dit que ce cinéma nous « apprend à guetter », à être dans le temps de l’histoire, du récit et à le distinguer du scénario (parfois mécanique, prépondérant, anticipant l’action). Cela m’a permis de comprendre pourquoi le cinéma de Rivette me touche tant : il nous plonge dans une autre temporalité, non scénaristique, non liée à l’intrigue, dans une temporalité contemplative, suspendue. Ce sont ces expériences de moments uniques, des instants fugaces de plénitude, de perception accrue, que je recherche, en tant qu’acteur. Celan ou Bernhard, eux, m’ont aussi fait comprendre à quel point la pensée est liée à la respiration : il existe un état du souffle où tout s’ouvre, où la parole se libère, où des moments qu’on croyait perdus ressurgissent, se transforment, où un autre rapport s’opère entre les mots, les choses, les actes, comme je l’écris dans Sauver le moment.

Le théâtre subventionné permet donc de porter à la scène de tels projets. Il permet encore aux artistes d’expérimenter, il offre encore du temps, mais cela devient de plus en plus difficile ces derniers mois…

Le spectacle sur Celan est la preuve que le théâtre public, c’est pas mal. Sans argent public, ce spectacle n’aurait pas existé. On mise sur des choses difficiles, c’est un défi, une gageure ; on va en parler dans des lycées. Il faut avoir à l’esprit ce qu’est un théâtre subventionné, – une question qui jalonne le discours politique depuis des années. Il ne s’agit pas de donner de l’argent pour engraisser les intermittents (bêtise entendue pendant le confinement). Il faut comprendre la spécificité d’une culture subventionnée : à quoi ça sert, pourquoi c’est là, qu’est-ce que ça met en marche, pourquoi c’est important. En période de crise, tout cela devient encore plus abstrait bien sûr… Aujourd’hui, on arrive à une acculturation de la classe politique et ce, quels que soient les gouvernements qui se sont succédés. Et cela ne semble pas s’arranger dans les nouvelles générations.

Je dis souvent aux directeurs des théâtres de faire des séries, de programmer un spectacle pendant un mois. Car il faut du temps pour les projets et il y en a de moins en moins – c’est vraiment problématique. Il ne se passe rien, on ne peut pas travailler sur le temps court. On me répond qu’il y a trop de projets intéressants ou qu’en réalité, on craint de ne pas remplir les salles… Décidément, on a changé de régime. Il faut faire de la billetterie. Si les politiques étaient plus intéressés à redéfinir une politique culturelle, on arrêterait ces programmations courtes qui ne veulent rien dire, on laisserait les spectacles se faire et trouver un public. Le temps est nécessaire.

Jeune, dans les années 80-90, j’ai vu des spectacles merveilleux dans des salles à moitié vides. Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret montaient Lucrèce ou Montaigne. On était calme avec cette idée ; on ne jugeait pas le spectacle à l’aune du public qui allait venir. Daney parle de Manoel de Oliveira tournant en 1985 Le Soulier de satin : il sait que le film ne sera pas vu par le plus grand nombre, mais la critique est là pour gagner du temps et dire que cet objet artistique est important. Ce sont souvent des objets artistiques a priori difficiles ou a priori peu séduisants qui finissent par créer des vocations. 

Propos recueillis par
Lorène de Bonnay

Lire les épisodes 1 (ici) et 3 ().

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