Aux noms des pères
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Écrire, jouer pour renouer le fil, comprendre d’où l’on vient, tel est le propos de « Filiations ou les Enfants du silence ». La compagnie de L’Œil-Brun signe ici un spectacle imparfait mais souvent touchant, où l’on regrette simplement que la pudeur voile l’émotion sous une kyrielle de procédés de mise en scène.
Son père à lui fut harki. Il n’a pas connu l’Algérie, mais les premiers mots de son adjudant-chef quand il fit son service militaire furent : « T’as pas repris le bateau ? ». Son père à elle, c’est une autre histoire, celle de l’exilé yéménite de Djibouti qui épousa une Française. Son père, ce héros… ce fou, ce despote aussi. Entre ces deux figures paternelles problématiques, la mise en scène crée des échos qui permettent d’associer la plus profonde intimité à une forme d’universalité. On entend en effet l’histoire de tous ces hommes partis vers des horizons meilleurs, déracinés avec les leurs.
Ce sont des histoires souvent déchirantes qui ne laissent pas indifférents. Elles le sont d’autant plus qu’elles sont vraies. De fait, Leïla Anis et Karim Hammiche ne sont pas que l’auteur et le metteur en scène de la pièce mais sa matière même. L’encre a la couleur rouge de leur sang, de leurs mémoires blessées. Voilà sans doute ce qui explique la forme si particulière du spectacle. Le prologue nous en avertit : nous ne sommes pas conviés à voir une pièce mais à partager un moment.
Un théâtre pour ceux qui n’y vont jamais
Car Karim Hammiche comme Leïla Anis veulent créer un théâtre qui sorte des théâtres et touche ceux qui n’y vont jamais. Et, même si en réalité les formes qu’ils proposent sont très liées à un air du temps théâtral (ils mêlent en effet vidéo, chant et théâtre, brisent le quatrième mur, jouent sur les ruptures), leur projet est tout à leur honneur. Ce qu’on regrette davantage, même si on le comprend, c’est qu’ils mettent si systématiquement l’émotion à distance. L’humour leur sert de bouclier. Or, tantôt c’est très réussi – l’ouverture clownesque du spectacle vaut, par exemple, le détour –, tantôt cela rompt un charme.
De la même manière, le mélange des médias prend plus ou moins de sens. Si les interventions musicales suggèrent souvent le sentiment que l’on ne veut pas exprimer pour éviter le pathos, les interventions plastiques sont plus énigmatiques. Surtout, entre les films, les jeux d’ombres, les ponctuations musicales, on s’y perd un peu. S’agit-il alors de nous mettre dans la situation de ces êtres qui ont perdu eux-mêmes le fil de leur existence ? S’agit-il, dans l’éclatement de la mise en scène, de nous montrer que les pièces du puzzle ne pourront jamais vraiment coïncider ? Peut-être.
Le spectacle propose de beaux moments, comme son ouverture. Il a des fulgurances qui laissent K.‑O. : mots policés et horribles, images humbles d’un documentaire. Au sortir de la pièce, on a envie de découvrir le travail de cinéaste de Karim Hammiche comme on voudrait lire Fils de de Leïla Anis. Alors, tant pis si ce n’est pas parfait, comme en conviennent les auteurs eux-mêmes, on a été néanmoins touché. ¶
Laura Plas
Filiations ou les Enfants du silence, de Leïla Anis
Cie de l’Œil-Brun • 10, rue du Général-de-Gaulle • 69000 Lyon
04 90 27 14 31
Courriel : compagnieoeilbrun@gmail.com
Mise en scène : Karim Hammiche
Avec : Leïla Anis, Anne Davienne, Benjamin Gibert, Karim Hammiche, Éric Minette
Lumières : Arrhioui el-Melki
Scénographie : Éric Minette
Musique : Benjamin Gibert
Chant : Anne Davienne
Régie : Nina Cheyroux
Son : Xavier Jacquot
Photo : © Karim Arab
Théâtre Girasole • 24 bis, rue Guillaume-Puy • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 82 74 42 / 04 90 89 82 63
Site du théâtre : www.theatregirasole.com
Courriel de réservation : contact@theatregirasole.com
Du 5 au 27 juillet 2014 à 10 h 30, relâche le 21 juillet
Durée : 1 h 15
17 € | 12 € | 8 €
À partir de 12 ans