Focus Magali Mougel, KiLLT, « Mauvaise Pichenette », Olivier Letellier, Théâtre du Train Bleu, « Lichen », Julien Kosellek, Le 11 Avignon, critiques, Festival Off Avignon 2025

KiLLT-Mauvaise Pichenette © Christophe-Raynaud de Lage

Deux pièces de Magali Mougel où les mots prennent leur juste place

Laura Plas
Les Trois Coups

Par deux propositions très différentes, le Festival Off offre l’occasion d’une exploration de l’écriture de Magali Mougel : une écriture des marges ouvrières ou rurales qui avance l’air de rien, parfois en zigzags poétiques, mais prépare des embrasements fulgurants.

Avignon, c’est un peu une auberge espagnole à ciel ouvert. Au détour d’une rue, en courant d’un théâtre à l’autre, on repère un comédien qu’on a déjà vu, on retrouve une amie et c’est également parfois le lieu d’heureuses retrouvailles artistiques. Ainsi, cette année, deux textes de Magali Mougel semblent dialoguer et nous présenter l’occasion de (re)découvrir l’autrice, d’ailleurs lauréate 2024 du Grand Prix de littérature dramatique Artcena pour Lichen, et éditée notamment à la Librairie Théâtrale.

© Joseph Banderet pour Artcena

Il y a d’abord Mauvaise pichenette, programmé au Théâtre du Train Bleu pour quatre représentations par jour. C’est que la jauge est réduite : on est en intimité. Car la pièce fait l’objet d’un KiLLT, c’est-à-dire une lecture partagée. Nous voilà avertis et embarqués dès les premières minutes. Nous, spectateurs ne le serons pas vraiment pas tout à fait, puisque nous allons tous partager la lecture à haute voix avec une comédienne. Nous avons la chance d’avoir cette fois pour partenaire Angèle Canu. Animée par son rôle et animatrice tout à la fois, elle joue et sait aussi proposer la parole par-delà les craintes ou les petits pouvoirs. Elle hausse la lecture au niveau du jeu avec talent.

On le sait bien, Olivier Letellier a l’art de la distribution, autant que de la mise en scène. Une mise en scène ? Comment ça ? Pour une lecture ? Qui plus est assumée par les non professionnels que nous sommes ? Mais si ! Plutôt deux fois qu’une : car elle tient de l’orchestration. Elle doit prendre en compte les lecteur.ices dans leurs déplacements, leurs interactions avec la comédienne et un texte qui se déploie de manière toujours renouvelée.

Ballade dans un livre

Mélody Champagne et Cerise Guyon signent en effet une scénographie textuelle pleine de trouvailles. Le dispositif KiLLT est fait pour s’adapter à tous les lieux (école, centres de loisirs…), il tient donc en une pièce-boîte. Mais quelle boîte ! Vous vous souvenez de ces livres qui vous ont fait tant aimer la lecture, avec leurs tirettes, ces mille et une découvertes dont vous étiez les explorateurs ? Imaginez-vous immergés dans un livre de la taille d’une pièce. Vous souvenez-vous aussi du passage où Alice se retrouve face à des objets qui semblent lui envoyer des messages comme « Bois-moi », « Mange-moi » ? Les objets vous parlent aussi. Ils sont des bouteilles lancées à la mer pour lecteurs-navigateurs.

« Mauvaise Pichenette », Magali Mougel © Christophe Raynaud de Lage

L’idée des KiLLT est de nous faire redécouvrir la lecture. Non plus solitaire et silencieuse mais voix haute et collective. Cela rappelle peut-être les premières lectures partagées en famille et diminue sans doute l’angoisse de s’embrouiller dans les mots. Et puis, on le sait, entendre un texte de théâtre, cela le fait résonner bien autrement. Il prend vie.

Évidemment, on pourra trouver des limites au dispositif. Il est possible que ceux qui prennent la parole soient les plus assurés en termes de lecture. On observera d’ailleurs avec intérêt la répartition genrée de la parole… Pour certains, la multiplicité des lecteurs, autant que la multitude de mots qui envahissent les murs comme du salpêtre, aura quelque chose d’effrayant. Pas sûr qu’une personne fortement myope, presbyte ou dyslexique se sente rassurée. Mais quel dispositif marche à tous les coups ?

Comme une chasse au trésor des mots

En tout cas, le KiLLt fait de la lecture une aventure ludique. On est sans cesse surpris, amusés. On se demande où seront nichés les prochains mots à lire, comme on faisait la chasse aux œufs de Pâques. Et puis le texte de Magali Mougel se prête bien à l’exercice : court, très simple dans sa langue, voire volontairement répétitif, il a la force des polars.

« Mauvaise Pichenette », Tréteaux de France © Christophe Raynaud de Lage

La tension couve. Une scène de vie quotidienne petit à petit devient conflit, nous fait deviner sans gros sabots un monde paysan exsangue, et tenté par l’extrême droite. La famille Bapst est multiple : le père s’est donné la mort, mais il n’y a pas qu’Anna qui a la haine, qui veut éjecter les migrants de son paradis d’enfance, faire « justice ». Les figures de la mère et du frère, militants, paysans engagés, viennent apporter d’autres touches à la peinture du monde rural trop souvent caricaturé.

Plutôt que de parler en général, Magali Mougel, choisit donc d’ausculter le pays en se plaçant au niveau de l’intime : au cœur de la famille. Et ce choix permet aussi de montrer comment la violence sociale fissure les rapports les plus proches. L’incendie embrase même la famille. L’autrice le fait couver avec beaucoup de talent. Un texte fort.

Conter l’histoire des laissés pour compte

C’est aussi le cas de Lichen, programmé au 11 Avignon. Cette fois encore, la parole est chorale mais ce sont trois comédiennes qui se partagent le texte. Elles seront tour à tour tous les personnages, et en particulier les deux protagonistes : une enfant et son père. Si ce choix peut déconcerter dans un premier temps, peu à peu il s’impose grâce à la qualité de jeu et de la direction.

« Lichen », cie Estrarre © Romain Kosellek

Sa pertinence finit de balayer les réticences : d’abord, la matière du texte, la poésie de ses didascalies sont mises en valeur. Ensuite, la pièce parvient à adopter, avec la même force qu’un roman, le point de vue interne de l’enfant. Si tous sont joués par des filles, c’est que c’est le regard d’une petite fille qui nous est offert.

C’est pourquoi, le texte est empreint de nuit, des violences subies à l’école, des disputes surprises entre le père et la mère. La réalité apparaît dans le miroir déformant du regard de l’enfant : le départ de la mère ; la misère d’un père qui a perdu son travail et se consacre à ses pigeons ; la maison acquise à la sueur d’un front ouvrier mais promise à la démolition. Peur, fantasme et fantaisie. La pièce s’ouvre emblématiquement dans le noir, ce noir d’où émergent toutes les craintes.

Viendra le feu ?

Dans ce noir qui vient, par intervalles réguliers, couper la représentation, comme les flashs d’un cauchemar ou les fissures d’une maison dévorée par la pauvreté, dans ce noir aussi poétique que l’écriture, les mots et les sons prennent toute leur place. Si on n’est pas convaincu par les chansons (même si on comprend leur rôle), on appréciera peut-être le jeu sur les murmures, les silences, les bruits d’ailes ou d’eau.

Magali Mougel a écrit le texte lors d’une résidence d’écriture à Lens (commande de Culture Commune scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais). Pour en parler, elle s’exprime ainsi : « Je ne suis pas là pour une carte postale pour l’agglo de Lens, ce que je dois raconter, c’est ce qui est d’abord laissé pour compte ». Elle réussit à tenir ce bel engagement par un texte pudique en ses mystères, qui nous embrase aussi vite que l’on craque une allumette… La cie Estrarre le fait entendre avec une proposition originale portée par trois comédiennes toujours justes.

Laura Plas


KiLLT – Mauvaise pichenette, de Magali Mougel
Texte édité à la Librairie Théâtrale
Site des Tréteaux de France
Mise en scène : Olivier Letellier
Avec : Angèle Canu, Nicolas Hardy ou Cécile Zanibelli
Durée : 45 minutes
Dès 15 ans
Théâtre Le Train Bleu • 40, rue Paul Saïn • 84000 Avignon
Du 7 au 18 juillet 2025 (sauf le 13), à 11 heures, 12 h 30, 14 heures et 15 h 30
Navette depuis le théâtre de la Manufacture, à 16 h 05
5 €
Réservations : en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici
Tournée ici

Lichen, de Magali Mougel
Texte édité à la Librairie Théâtrale
Site de la cie Estrarre
Mise en scène : Julien Kosellek
Avec : Natalie Beder, Ayana Fuentes Uno, Viktoria Kozlova
Durée : 1 h 25
Dès 14 ans
Le 11 Avignon • 11, bd Raspail • 84000 Avignon
Du 5 au 24 juillet 2025 (sauf le 11 et le 18), à 16 h 45
De 8 € à 23 €
Réservations : en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici
Tournée ici :
• Avril 2026, Culture Commune scène Nationale du bassin minier du Pas-de-Calais, à Loos-en-Gohelle (62)

À découvrir sur Les Trois Coups :
KiLLT-Les Règles du jeu, Tréteaux de France, par Lena Martinelli
Palmarès Grand Prix Artcena 2024, par Stéphanie Ruffier

Photo de une : « Mauvaise Pichenette », Tréteaux de France © Christophe Raynaud de Lage

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