Magali Mougel, Marie-Christine Lê-Huu, Palmarès Grands Prix Artcena 2024, CNSAD, Paris

Ouverture-Cérémonie - Grands Prix Artcena 2024 © Joseph Banderet

Enfants de volières

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

« Lichen » de Magali Mougel et « Oiseau [guide de survie] » de Marie-Christine Lê-Huu remportent les Grands Prix de Littérature dramatique 2024. Le premier, en lisière du roman, nous offre le regard intense d’une fille des corons sur son père résistant dans un quartier en démolition. Le second, primé en catégorie jeunesse, nous fait entendre la polyphonie autour d’un drôle d’oiseau, un enfant différent qui s’absente et disparaît. Admirables voix sur la traversée des violences et les envolées.

Alors que le nouveau Goncourt vient d’être dévoilé, le théâtre récompense lui aussi ses plumes. L’occasion de saluer la sagacité des éditeurs qui nous transmettent ces écritures singulières. La cérémonie de remise des Prix par le jury présidé par Ludmilla Dabo a eu lieu ce 4 novembre sous l’égide d’Artcena. Particulièrement conviviale, la soirée a été marquée par la générosité des élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL qui, préparés par Marie-José Malis, ont mis en voix, avec chaleur, des extraits des six textes finalistes.

Jury Grands Prix Artcena 2024 © Joseph Banderet ; Cérémonie avec le CNSAD-PSL © Joseph Banderet ; Public cérémonie © Joseph Banderet

Dans cette sélection, beaucoup de personnages d’enfants dépeignent des situations instables et la possibilité d’un ailleurs. Autour d’eux, les adultes tentent de survivre, économiquement et psychiquement. Travail de nuit, attachement à la maison familiale, tentatives de lire les événements, difficulté d’être mère ou père… La dépression et la mort rôdent. Ici ou là percent la désaliénation et le désir de vivre.

« En réalité aujourd’hui des gens disparaissent, sont effacés si rapidement »

Le texte lauréat plante le décor comme un polar : « La nuit est noire. Profondément noire. (…) Cette nuit ne laissera pas le temps aux cadavres de puer. Noire comme le charbon, personne ne s’aventure dans ce bordel. La pluie s’abat comme une chiasse, seuls les sangliers s’aventurent dans la terre. » Cette écriture, d’une très grande puissance, est née d’une résidence sur le bassin minier de Loos-en-Gohelle. Magali Mougel, autrice formée à l’ENSATT, s’est immergée dans ce territoire menacé par la sinistrose. Son ancrage solide et généreux, soutenu par Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais, suinte de toutes les pages d’un étonnant texte. À hauteur d’enfant, il tisse gestes, dialogues et images rémanentes, comme autant d’os à ronger.

Magali Mougel et Sabine Chevallier © Joseph Banderet

Loin des clichés sur les gens des terrils, ce long récit à plusieurs voix nous fait sentir la disparition d’un territoire. Comment continuer à vivre dans cet espace ? Y a-t-il encore un bonheur possible dans la boue ? Le passé et la ténacité sont matérialisés par une maison impossible à quitter. Le père tente de faire tenir debout son monde, nourrir ses pigeons, y compris celui qui a réussi à éclore dans une poubelle, allégorie de la résistance à l’expropriation. À travers les observations d’une petite fille, on partage la violence de l’école et du couple qui tangue. On rencontre des figures féminines comme la mère qui rêvait de grand voyage (affichant Bora-Bora sur papier glacé dans les toilettes) et a préféré quitter les lieux.

La langue, inventive, est glissante. Dans une lave continue, elle fait couler mouvements intérieurs, dialogues au style direct, descriptions, injonctions intimes… Quand soudain surgissent la rage et le conflit en majuscules juxtaposées, sans verbe ni déterminants : « MERDE – RIEN – TOI – RIEN – PUTOIS ». En imposantes lettres également, les tags affirment sur les murs : « C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE ». On ne saurait mieux dire. Dans ce poème en deux temps, deux journées, se devine la présence bienveillante de Guy Alloucherie. Comme le lichen ou le brûlis, le vivant se fraie une place dans ce qu’on croit détruit et stérile. Sensoriel. Magnifique.

Ailes trop grandes et décollage immédiat

Le texte primé dans la catégorie jeunesse est tout aussi époustouflant. Dès la page de non-distribution, une grande liberté souffle : « Chacun des personnages peut être incarné tour à tour par chacun des interprètes » et « s’adresser au public ». Au centre de la pièce, un enfant pas comme les autres, un drôle d’oiseau, et c’est justement comme ça qu’on l’appelle Oiseau. Il donne son titre au texte de Marie-Christine Lê-Huu dans lequel chacun peut venir becquer une attitude ou une émotion.

Émile Lansman et Marie-Christine Lê-Huu GP 2024 © Joseph Banderet

Tout débute par la danse libre, sans mots, de cet être singulier. Mais très vite, une volière de rumeurs l’entoure. « Il paraît que » « Il y en a qui disent que ». Les autres regardent, commentent… Menaçants ou protecteurs ? Cette chronique d’une disparition où s’emmêlent des voix multiples est trouée de belles suspensions. On n’y est sûr de rien. On plane, tel l’albatros de Baudelaire, saisis par des vents contraires. Peurs. Maladresses. Jugements. À travers la quête de l’enfant disparu, le couple, la norme et la gravité sont questionnés à mots choisis. Cela tient parfois de l’inventaire à la Perec, d’autres fois de la cacophonie mordante, très souvent de l’art de l’aposiopèse. Une foisonnante invitation à l’envol !

Des coups de cœur

Également présente à la cérémonie, l’association Des jeunes et des lettres a décerné ses coups de cœur à Glovie de Julie Ménard, l’histoire d’une jeune fille qui vit dans un hôtel avec sa mère, et Un sacre de Guillaume Poix, où neuf personnes évoquent avec sincérité et acuité la disparition d’un proche. Neuf témoignages pour neuf parlures-réécritures d’expériences saisissantes.

Beaucoup de novices enthousiastes étaient présents cette année dans le public et sur le plateau, notamment grâce au programme d’éducation artistique et culturelle « Lire et dire le théâtre d’aujourd’hui », qui sensibilise au théâtre contemporain plus de 650 élèves issus de la région parisienne, de Paca et de Normandie. Pour la première fois, dix jeunes issus des books clubs et scène club du Pass Culture ont pu également désigner leurs coups de cœur parmi les textes finalistes : Glovie de Julie Ménard et la Grande Dépression de Raphaël Gautier.

Ce dernier texte a également retenu notre attention en tissant des passerelles audacieuses et sensibles entre l’expérience de la dépression, la médicamentation, le rapport au patient-psy et la Grande Dépression des années 30. Le terrifiant projet nazi et la création d’un micro-monde enchanté par Disney apparaissent comme autant de théâtres magiques dangereux à avaler.

Stéphanie Ruffier


Grands Prix Artcena 2024 
Site d’Artcena

Le 4 novembre 2024
Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL • 2 bis, rue du Conservatoire • 75009 Paris • Tél : 01 42 46 12 91

Les œuvres lauréates :
• Lichen, de Magali Mougel (Éditions Espaces 34)
• Oiseau [guide de survie], de Marie-Christine Lê-Huu (Lansman Éditeur)

Les autres œuvres nommées :
• Glovie, de Julie Ménard (L’École des Loisirs)
• La Grande Dépression, de Raphaël Gautier (Éditions : esse que)
• Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer, de Héloïse Desricières (Éditions théâtrales)
• Un Sacre, de Guillaume Poix (Éditions théâtrales)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Palmarès Grands Prix Artcena 2023, par Stéphanie Ruffier
Palmarès Grands Prix Artcena 2022, par Stéphanie Ruffier

Photo de une : © Joseph Banderet

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