Exquise banquise
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
« Fugue » au cloître des Célestins à Avignon. La passionnante découverte du travail de théâtre musical de Samuel Achache et de sa compagnie La Vie brève. Une nouvelle génération à suivre.
C’est une histoire qui se passe au pôle Sud, il y fait froid, il est question de l’amour et de la mort comme d’habitude, et on chante quand les mots manquent ou qu’ils ne suffisent pas. Cette simple phrase de Samuel Achache, metteur en scène de Fugue est une belle introduction à sa création. Elle permet d’aborder la représentation sereinement. Inutile d’aller chercher à en savoir plus. La lecture du brillant dossier de presse, plutôt réservé aux musicologues raffinés ou dramaturges lacaniens, peut attendre.
Sur le plateau, donc, totalement recouvert d’une neige crissant sous les pas des acteurs, est posé une sorte de cabanon foutraque servant de refuge et de laboratoire à une équipe de chercheurs. Leurs obsessions : lutter contre les morsures du froid qui peuvent au propre comme au figuré vous faire perdre votre langue, essayer de communiquer avec le lointain monde extérieur en dépit des défaillances de la technologie. Mais avant tout réussir à retrouver sous la glace les traces d’un lac de l’époque préhistorique, histoire de renouer avec une certaine pureté des origines. Quelques décennies plus tard, après « sous les pavés la plage », voici une manière de slogan utopique : « sous la banquise, la vie exquise ».
Mais le grand désert du pôle antarctique se révèle très vite une source de tourment aussi désespérante qu’une page à couvrir pour donner de ses nouvelles, inventer la dramaturgie d’un spectacle ou écrire une déclaration d’amour. Seule issue pour échapper peut-être à la déprime existentielle : chanter et jouer d’un instrument, libérer sans retenue par de saisissants monologues ce qu’on a sur le cœur.
Pingouins malhabiles
Ainsi s’organise à la surface de la morne et infinie plaine gelée, de façon totalement et volontairement chaotique, une suite « bien tempérée » de situations dramatiques burlesques ou loufoques. Les corps, les objets, l’espace, sont en permanence mis à l’épreuve, avec l’espoir que de l’anarchie et du désordre naissent des raisons de survivre mieux. Les personnages, pingouins malhabiles égarés au milieu de nulle part, s’entraident, se déchirent, s’abandonnent.
Samuel Achache et ses complices virtuoses édifient par glissades successives de sens, par tuilages subtils des voix et des instruments, un poème délirant. Alfred Jarry, Lewis Carroll ou Jacques Prévert semblent veiller sur le campement de la tribu d’exilés. Insolence provocatrice, naïveté profonde, inventivité inouïe s’enchaînent. C’est totalement fou, carrément ouf !
Fugue pose, entre autres, une belle question. La nécessité d’une île (ici la banquise) est-elle indispensable comme lieu où révolutionner individuellement ou collectivement sa propre vie ? Le metteur en scène n’apporte ni leçon ni réponse. La musique seule paraît parfois une esquisse de solution. Trouver l’accord juste qui libère l’imagination redonne du goût à l’existence. L’interprétation magnifique d’une des plus admirables cantates de Bach auréole le spectacle d’une émotion qui procure le frisson.
Toute l’équipe artistique parfaitement à l’unisson mérite les plus grands éloges pour cette création de théâtre musical insolite et innovante. Fugue réjouit, surprend, bouleverse. Une image pour finir et encourager le public à découvrir les cadeaux de ce spectacle. À Avignon, dans la cour du cloître des Célestins, deux puissants platanes bornent à jardin et à cour l’aire de jeu sur le sol enneigé de Fugue : n’est ce pas le plus beau des hasards objectifs comme disent les poètes surréalistes ? Des platanes sur la banquise, le rêve inattendu d’une vie indestructible au milieu des neiges éternelles. ¶
Michel Dieuaide
Fugue
Création 2015
Mise en scène : Samuel Achache
Collaboration : Sarah Le Picard
De et avec Vladislav Galard, Anne-Lise Heimburger, Florent Hubert, Léo‑Antonin Lutinier, Thibault Perriard et Samuel Achache
Direction musicale : Florent Hubert
Scénographie : Lisa Navarro, François Gauthier-Lafaye
Lumière : Viara Stefanova, Maël Fabre
Costumes : Pauline Kieffer
Arrangements musicaux collectifs
Photos : © Jean-Louis Fernandez
Production : La Comédie de Valence-C.D.N. Drôme-Ardèche
Coproduction : Festival d’Avignon, La Vie brève, C.I.C.T.-Théâtre des Bouffes-du-Nord, Théâtre Garonne, Théâtre Olympia-C.D.N. de Tours
Avec le soutien de la SPEDIDAM
Avec l’aide de la Fondation Royaumont, Carreau du temple, Pylone créateur d’objets à Paris
Cloître des Célestins à Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Durée estimée : 1 h 15
Tarifs : de 28 € à 10 €