La haine en direct
Par Aurore Krol
Les Trois Coups
Milo Rau a fondé en 2007 l’Institut international du crime politique. À travers ce groupe de recherche, il propose un théâtre extrêmement documenté, sur des évènements historiques majeurs. Ainsi, avec « Hate Radio », il recompose ce qui aurait pu être un direct de la Radio-télévision libre des Mille‑Collines (R.T.L.M.), durant le génocide du Rwanda.
La pièce s’ouvre et se conclut par des témoignages vidéo. Sur écran géant, quatre personnes filmées en plan serré nous parlent et nous fixent frontalement. Si les faits évoqués sont d’un sadisme rare, ils n’en prennent pas pour autant une teneur insoutenable. Bien sûr, on reçoit ces récits en ayant conscience d’être au-deçà de tout ce qui a pu se passer au printemps 1994 au Rwanda. On reçoit ces histoires en ayant en tête les pratiques des génocidaires, les viols et les tortures systématisés, un million de morts en cent jours. Le ton détaché et neutre des voix semble d’ailleurs presque compatissant pour l’auditoire, soucieux de ne pas le heurter en tout cas. Comme s’il était capital de lui permettre d’assimiler les faits de manière réflexive et non uniquement émotionnelle.
Doucement, un décor se dévoile. Il s’agit de la reconstitution de la station de radio de la R.T.L.M. Le public, muni d’un casque audio, observe une action qui se déroule dans un cube de Plexiglas. Une action qui, bien que fictive, reproduit phrase par phrase des propos réellement tenus à l’antenne. Ce casque, l’éloignement entre l’espace scénique et le public, ce mur de Plexiglas qui feutre les voix donnent une impression d’ensemble assez distanciée, là où paradoxalement la vidéo précédemment utilisée instaurait une certaine proximité.
On rit gras sur cette fréquence, on fait participer les auditeurs à des quizz, le tout entre un morceau de zouk et un autre de musique classique. Surtout, on intercale entre les programmes de longues séances de revendications patriotiques et d’appels à l’extermination des Tutsi. Bière et herbe tournent allègrement, et le ton est souvent badin, bon enfant, alors que le propos encourage explicitement au génocide. Glaçant.
Les trois animateurs vedettes, joués avec un investissement total, échangent entre eux avec une fluidité et un naturel déconcertants. L’interprétation, qui semble régulièrement frôler l’improvisation jouissive, donne une teneur des plus réalistes à l’émission. Les appels explicites à la traque et au meurtre sont proférés sur fond de bonne humeur et de complicité festive, avec un tel parti pris et une telle haine que cela en devient sidérant, absurde.
La bande-son des massacres
Si la forme est assez classique, le fond est quand à lui d’une extrême singularité. En effet, peu d’œuvres traitent de ce point précis du génocide, alors que les incitations des journalistes de R.T.L.M. ont joué un rôle clé dans les évènements. D’une certaine façon, cela a été la bande-son des massacres. La reconstitution en est, de ce fait, remarquable. Elle souligne l’absence de remise en question et de culpabilité de ces animateurs, mais aussi l’impact assassin que peuvent avoir les mots pour peu qu’ils soient choisis dans ce but.
L’œuvre se clôt sur la phrase d’un survivant : « Il y aura d’autres génocides ». Une phrase courte, radicale et lucide. Prononcée d’une voix blanche, cette sentence ne pèse pas comme une menace ou un appel à la vigilance, mais comme un constat implacable. Non, ce n’était pas le dernier des derniers. Non, l’humanité ne tire pas de leçon de ses travers les plus atroces. Partout dans le monde, il faut s’attendre à ce qu’il y ait d’autres génocides. Et ce n’est pas chose aisée que d’applaudir après cela… Pourtant, quelle performance ! ¶
Aurore Krol
Hate Radio, texte et mise en scène de Milo Rau
Avec : Afazali Dewaele, Sébastien Foucault, Estelle Marion, Nancy Nkusi, Diogène « Atome » Ntarindwa
Production et dramaturgie : Jens Dietrich
Scénographie et costumes : Anton Lukas
Direction de production et conseil à la dramaturgie : Milena Kipfmüller
Vidéo : Marcel Bächtiger
Son : Jens Baudisch
Assistanat à la mise en scène : Mascha Euchner-Martinez
Collaboration scientifique : Eva-Maria Bertschy
Photo : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Auditorium du Grand-Avignon • avenue Guillaume-de-Fargis • 84130 Le Pontet
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 21 juillet au 24 juillet 2013, à 18 heures
Durée : 2 heures
28 € | 22 € | 14 €