Comment reconstruire sur les ruines ?
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Depuis longtemps déjà, les corps des acrobates défient la gravité. Mais aujourd’hui, certains circassiens rivalisent d’inventivité pour traiter de la chute ou de l’instabilité comme métaphores de l’effondrement. Figure majeure du cirque contemporain, Mathurin Bolze compose justement une chorégraphie sur trampolines au-dessus d’un monde en ruines. Comme d’habitude, un spectacle de haute tenue et à la portée universelle.
D’abord, lui et ses complices évoluent dans un espace chaotique composé de déchets recyclés. Ils se terrent. Malgré l’insécurité et une sensation d’urgence, ils ne semblent pas s’inquiéter, en dépit des alertes. La vie suit son cours, tant bien que mal, jusqu’à la catastrophe ultime. Après ce cataclysme, le petit groupe trouve alors un refuge précaire sur des plateaux d’où leur parviennent les images du désastre : la terre est dévastée. Mais, de la table rase, émerge à nouveau la vie. Animée par le désir de liberté, la joyeuse bande s’organise.
Le trampoline comme agrès et langage
Depuis toujours, Mathurin Bolze creuse les questions de gravité et de suspension grâce au trampoline, sa discipline. Ainsi, dans Fenêtres, le rebond apparaissait comme un moyen d’échapper au carcan social et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Dans ces Hauts Plateaux, les personnages paraissent comme éjectés d’un système déglingué, rejetés d’une planète saturée. Mais le rebond, moyen de s’extraire de la chute, traduit aussi l’idée de sursaut. Comment survivre sans s’élever ?
Pour la première fois, Mathurin Bolze agence deux trampolines (un petit et un grand, tantôt horizontal, tantôt incliné). Ce terrain de jeu est propice à d’infinies variations, de la panique à la farandole, car les inquiétantes glissades finissent souvent par de ludiques rebonds. Que de prouesses ! Mais l’intérêt va bien au-delà de la seule performance. Trampolineurs, contorsionnistes, acrobates font œuvre commune pour transmettre, de façon poétique, les valeurs du cirque : prises de risque et complicité, travail de troupe et solidarité… Le tout porté par un souffle épique.
Scénographie judicieuse
Les variations sont d’autant plus palpitantes qu’elles se déploient en trois dimensions, dans un espace ingénieusement conçu en volume. Les plateformes suspendues créent à la fois du mouvement et de l’immobilité. Mathurin Bolze avait déjà magnifiquement exploité cet agrès, dans Du goudron et des plumes. Il ajoute des échelles, tantôt portes sans issue, tantôt passage aléatoire. L’une d’entre elle, très longue et amovible, ne mène effectivement nulle part. Image parlante sur notre actuelle quête de sens.
Pourtant, ce spectacle n’est pas résolument sombre. Matérialisées par les déchets, les ruines permettent de penser des continuités de l’humain. Plusieurs lectures ont nourri le travail, parmi lesquelles la Supplication, de Svetlana Alexievich, un essai consacré à la catastrophe de Tchernobyl, et le Champignon de la fin du monde, où l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing réfléchit sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, à partir de l’étude du Matsutaké, un champignon qui pousse au Japon dans les lieux contaminés par l’homme.
Mathurin Bolze s’est alors demandé dans quelle mesure nous sommes comparables à ces végétaux si particuliers, ces dignes représentants du règne fongique. Il s’en est inspiré pour étudier notre rapport au temps, devant l’imminence de la catastrophe, et la capacité de renouveler notre énergie. « Il faut faire confiance au corps circassien pour être résistant dans l’exercice de sa puissance : il raconte quelque chose de la lutte contre la gravité ou les gravités, du monde et des lois physiques. Ainsi, voit-on des ruines, mais aussi un chantier prometteur, celui des aventures humaines qui traversent le temps, qui perdurent et mettent en œuvre les solidarités », écrit-il.
Pulsions de vie et échappatoires
Le spectacle regorge de vitalité. Dans la fange, la vie grouille. Puis les nuisances rechargent les corps, galvanisent le groupe. Après les échappées solitaires, les portés fondateurs. Si des questions graves sont abordées, c’est non sans une certaine légèreté. Quelques séquences sont même très drôles. Surtout, les acrobates se jouent de l’apesanteur dans des envolées poétiques et acrobatiques de toute beauté, notamment dans la dernière partie, avec ces élégantes ombres chinoises qui tranchent par rapport à l’esthétique trash du début. Ce passage au noir et blanc pourrait faire référence au philosophe Pierre Rabhi qui prône un retour Vers la sobriété heureuse.
Outre la qualité du travail circassien et dramaturgique, saluons donc aussi l’aspect plastique qui contribue à faire de ce spectacle un moyen formidable de sensibiliser le plus grand nombre aux défis qui nous attendent, dont la réhabilitation du collectif, autrement dit le « vivre ensemble ». D’ailleurs, le public de ce soir-là, largement composé de jeunes qui ont applaudi à tout rompre, atteste de sa bonne réception. C’est vrai, comme on était bien ensemble ! ¶
Léna Martinelli
Les Hauts Plateaux, de Mathurin Bolze
Compagnie les mains, les pieds et la tête aussi
Avec : Anahi De Las Cuevas, Julie Tavert, Johan Caussin, Frédéri Vernier, Corentin Diana, Andres Labarca, Mathurin Bolze
Dramaturgie : Samuel Vittoz
Scénographie : Goury
Création sonore : Camel Zekri et Jérôme Fèvre
Création lumière : Rodolphe Martin
Création vidéo : Wilfrid Haberey
Costumes : Fabrice Ilia Leroy
Construction des décors par les ateliers de la MC93 Bobigny
Ingénierie scénique : Arte Oh Benoit Probst
Durée : 1 h 15
Conseillé à partir de 13 ans
MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis • Salle Oleg Efremov • 9, bd Lénine • 93000 Bobigny
Du 2 au 10 octobre 2020
De 9 € à 25 €
Réservation : 01 41 60 72 72, par mail et en ligne
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