La vertu foudroyée
Par A. D.
Les Trois Coups
Isabelle Huppert fait éclater le monstrueux génie sadien dans le cadre majestueux du palais des Papes.
Juliette et Justine sont comme les faces irréconciliables d’une seule et même âme. Le vice de l’une éclabousse la vertu de l’autre. Nous assistons à un dialogue entre deux femmes, interprétées par une Isabelle Huppert magistrale, plus troublante que jamais dans un rôle qui la pousse à la lisière de la schizophrénie. Ces sœurs incarnent ce qu’il y a de plus admirable et de plus abject en chaque être humain. Le récit des atrocités subies par Justine ne fait qu’attiser l’insolence de Juliette, qui se vautre sans honte dans la luxure et la dépravation.
Les textes réunis par Raphaël Enthoven trouvent aujourd’hui un écho sans précédent, dans un contexte où le vocable même de vertu a disparu de notre langage, et où celui de vice est trop souvent remplacé par le champ lexical de la pornographie. Juliette et Justine ranime la beauté surannée de la langue de Sade, sur laquelle on a beaucoup glosé, sans jamais en épuiser la richesse et l’exubérance. On ne peut que se réjouir d’avoir été mis face à l’extraordinaire cohérence des deux visions du monde développées par l’auteur dans Justine ou les Malheurs de la vertu et l’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice. Publiés à dix ans d’intervalle, respectivement en 1791 et 1801, ces ouvrages donnent le sentiment de s’appartenir l’un à l’autre, le premier n’étant là que pour être contredit par le second.
La mise en scène est un sans-fautes : nul besoin d’un décor monumental pour accueillir cette joute oratoire sans merci entre le bien et le mal. C’est sur un plateau immense et dépouillé de tout artifice que se meut la comédienne, arpentant un espace scénique délimité par un ovale que l’on croirait dessiné au crayon, symbole puissant d’une inversion des polarités. Progressivement, le champ magnétique permute : nous sommes irrésistiblement attirés par le cynisme de Juliette, et repoussés par la candeur aveugle de Justine. Voilà un spectacle où nous sommes secoués jusque dans les tréfonds de notre conscience. On frissonne, on suffoque par intermittence grâce au superbe travail de lumière de Bertrand Killy, qui nous fait basculer de l’univers blanc et froid de Justine à l’atmosphère ambrée et chaude de Juliette.
Une victoire annoncée
Isabelle Huppert, dont le parcours théâtral et la filmographie comptent parmi les plus imposants des trente dernières années, est sublime et provocante dans cette robe rouge sang, qui évoque le lien filial contradictoire entre ces femmes que tout oppose. Sa lecture de Sade, tantôt candide, tantôt mutine, nous force à haïr le genre humain dans son ensemble. C’est là le tour de force d’une grande actrice : on en vient à condamner la victime plus que ses bourreaux, et à préférer au martyre inutile de l’une le plaisir inconvenant de l’autre. Elle fait ressortir ce qu’il y a de plus mauvais en nous. Dès les premiers mots de Justine, la messe est dite : pour elle, la fin ne pourra être que funeste. Nous ne sommes pas émus de la savoir frappée par la foudre. À l’inverse, sa mort nous soulage, et emporte avec elle ce qu’il nous restait de remords et de repentir. ¶
A. D.
Juliette et Justine, le vice et la vertu, du marquis de Sade
Première en France
Avec Isabelle Huppert
Textes réunis par Raphaël Enthoven
Lumière : Bertrand Killy
Photo d’Isabelle Huppert : © Peter Lindbergh
Production : Les Visiteurs du soir
Cour d’honneur du Palais des papes
Le 9 juillet 2015 à 22 heures
Réservations : 04 90 14 14 14
Durée : 1 h 10
Tarifs : de 38 € à 10 €