« Karamazov », d’après « les Frères Karamazov » de Fiodor Dostoïevski, carrière de Boulbon

« Karamazov » © Christophe Raynaud de Lage

L’Homme, entre innocence et crapulerie

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après « Paroles gelées » et « la Bonne Âme du Se‑Tchouan », le talentueux Jean Bellorini sonde une autre grande œuvre littéraire : son « Karamazov », gai et tragique, interroge l’Homme sensuel, coupable ou souffrant – privé de Dieu. Le spectacle produit un élan dionysiaque qui parcourt le public et s’élève vers les étoiles de Boulbon. Exaltant.

Entre « soif de vivre » karamazonienne et nécessité du divin, cette adaptation creuse la tension. Les actions du roman vertigineux de Dostoïevski (quatre parties, douze livres) sont resserrées, des personnages coupés, pour se focaliser sur ce problème métaphysique, existentiel, humain, qui transcende les époques. En 1880, on parlait des catégories du Bien et du Mal ; aujourd’hui, on oppose ça et surmoi, désir de tuer le Père et besoin d’une autorité, d’un horizon. Notre société, en quête de bonheur individuel, s’est débarrassée de ses Pères (patrie, Dieu et idéologies). Mais la soif de spiritualité demeure, et l’on assiste à un retour du religieux.

Bellorini et ses artistes, en mêlant théâtre, musique, chant, lumières et vidéo, offrent un moment d’enchantement, une communion, une prière collective. À chaque spectateur. En ce sens, le spectacle rend hommage aux intentions de l’écrivain russe, désireux de composer un diptyque évoquant la foi et l’union du peuple. D’un autre côté, le metteur en scène propose une lecture fine et actualisée de l’unique partie écrite, les Frères Karamazov. Son parti pris consiste à souligner le chaos des personnages : tous sont en proie à des tentations (la luxure, l’argent, la passion, le mysticisme, la haine) ; ils questionnent l’existence de Dieu et éprouvent de la honte.

Le prologue du coryphée donne d’emblée les tonalités du spectacle. Un acteur travesti en femme (Khokhaklova, la mère de Lise) présente avec ironie la famille Karamazov. Comme le narrateur omniscient du roman. Le père Fiodor, une crapule sensuelle, un « bon à rien », a abandonné ses fils Dimitri, Ivan, Aliocha, et son bâtard Smerdiakov. L’acteur fournit aussi des informations pratiques sur l’organisation de la représentation ! Puis, le chœur, musiciens et acteurs, pénètre sur le plateau et entonne un chant russe émouvant. Les premiers mots de la pièce ont trait à la souffrance, le bonheur et la foi. Une palette infinie de registres, donc.

La tentation joyeuse de la destruction

Plusieurs fils narratifs se déploient, reliés par le personnage d’Aliocha. Envoyé dans le monde par le moine (le starets Zossima) pour y « séjourner comme un religieux », cet ange se déplace tel un funambule. François Deblock – long manteau rouge, corps émacié et tignasse décolorée – incarne avec sensibilité ce personnage un peu absent, saint médiateur des luttes familales et sentimentales. Il sait aussi se métamorphoser en jeune homme tenté par Lise, ébranlé dans sa foi, engagé auprès des enfants souffrants.

Les actions s’enchaînent donc dans un décor mobile : plateaux volant sur des rails horizontaux, cabines transparentes fixes ou se détachant de la datcha paternelle changée en prison. Les créneaux de jeu se multiplient (sur les plateaux, sur le toit de la maison, face au public), permettant d’emboîter avec fluidité les intrigues, de suggérer les thèmes essentiels : le terrestre et le céleste. L’espace de la carrière y participe aussi fortement.

Outre cette scénographie spectaculaire, le jeu des comédiens et musiciens réjouit ou émeut. Jacques Hadjaje excelle en jouisseur avare. Jean‑Christophe Folly, en Dimitri oscillant entre « Madonne et Gomorrhe », impressionne. Les trois actrices expriment le plaisir presque ridicule de (se) faire mal, aussi finement que le pathos. Les musiciens, présents sans excès, subliment les émotions. Les chants (Zombie, Tombe la neige, Gloria) cristallisent des moments clés. Quant à la vidéo, elle est employée avec parcimonie. La mise en scène a beau être prolixe, elle ne dépense pas inutilement les procédés.

Karamazov souligne ainsi la complexité générique du roman, qui va de pair avec une certaine vision de l’Homme – sensuel, meurtrier, fou, coupable, abandonné de Dieu. Le spectacle ne s’arrête pas sur les derniers mots du livre (« Nous ressusciterons, nous nous reverrons »), mais sur la crainte de la solitude d’un écolier après la mort. Surtout, l’acmé de la pièce est bien l’apologue éblouissant d’Ivan, porté par un Geoffroy Rondeau vibrant. Les idées de son Grand Inquisiteur ¹ ne sont pas contredites par la partie du livre – supprimée – consacrée à la vie et la doctrine du religieux Zossima. En somme, ce qui subsiste de Dieu, tant évoqué dans l’œuvre, c’est le mystère de ce spectacle entre humains, auréolé du vide de la voûte céleste… 

Lorène de Bonnay

  1. Le personnage d’Ivan Karamazov, philosophe, n’accepte pas ce monde créé par Dieu, où les enfants, innocents, sont si maltraités. Il raconte alors son poème, le Grand Inquisiteur, à son frère Aliocha : en Espagne, un inquisiteur du xviesiècle enferme le Christ (revenu sur terre) et lui explique qu’il a surestimé l’Homme en lui laissant son libre arbitre. Les inquisiteurs (passés, futurs !) doivent maintenir l’illusion de Dieu et corriger Son œuvre en y ajoutant « mystère, miracle et autorité ». Le Christ peut repartir dans Son royaume.

Karamazov, d’après les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski

Les Frères Karamazov, traduction André Markowicz, éditions Actes Sud

Adaptation : Jean Bellorini, Camille de la Guillonnière

Mise en scène, scénographie et lumière : Jean Bellorini

Avec : Michalis Boliakis, François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Jean‑Christophe Folly, Jules Garreau, Camille de la Guillonnière, Jacques Hadjaje, Blanche Leleu, Clara Mayer, Teddy Melis, Marc Plas, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic

Musique : Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic

Costumes, accessoires : Macha Makeïeff

Son : Sébastien Trouvé

Coiffures, maquillage : Cécile Kretschmar

Assistanat à la mise en scène : Mélodie‑Amy Wallet

Carrière de Boulbon • Z.A. du Colombier-Boulbon

Réservations : 04 90 14 14 14

Site du festival : www.festival-avignon.com

Du 11 au 22 juillet 2016 à 21 h 30

Durée : 5 h 30

De 38 € à 10 €

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