Femmes puissantes
Léna Martinelli
Les Trois Coups
La cie L’Oublié(e) nous a habitués aux grands formats. Or, ses « petites formes » méritent aussi intérêt, surtout qu’elles donnent à voir une riche intériorité. « La Bête noire » et « Petite Reine », solos évoquant des parcours d’artiste, sont regroupés dans un diptyque imaginé à partir de corps de femmes et de leur discipline respective (contorsion et vélo acrobatique). Une proposition intense, entre abstraction et narration.
Raphaëlle Boitel, qui n’avait pas joué depuis sept ans, reprend La Bête Noire, créé en 2017, dans le but d’en confier l’interprétation à une jeune artiste, Vassiliki Rossillion. Elle constitue son répertoire et est dans la transmission. Depuis sa mise en scène du spectacle de fin de promotion du CNAC (lire la critique du Cycle de l’Absurde), elle fait effectivement travailler des jeunes talents au sein de la compagnie. C’est aussi le cas de Fleuriane Cornet qu’elle a mise en scène dans la création plus récente, Petite Reine.
Corps animal
Le premier portrait a une dimension autofictionnelle, puisque Raphaëlle Boitel y fait référence à son passé de contorsionniste (avant de fonder sa propre compagnie en 2012, elle a travaillé durant 12 ans avec James Thierrée et été interprète au théâtre, au cinéma, pour des films télévisés). La circassienne y évoque les souffrances que l’on s’inflige, les pressions que l’on subit, les sacrifices que l’on accepte.
Elle explore donc cette femme, à qui on demande de n’être plus qu’un corps, un corps déshumanisé en quête insensée de performance. Depuis l’âge de 13 ans, c’est peu de dire que Raphaëlle Boitel a peaufiné son outil : un corps puissant à la beauté fragile, à la souplesse féline, à l’élasticité reptilienne… mais un corps tordu, proche de la rupture. Dans cette introspection, on voit peu le visage. Ici, c’est le dos qui est le miroir de l’âme. Chaque muscle semble manipulé dans la pénombre. En lutte, l’agrès se transforme. L’interprète en a plein le dos ! Ses omoplates vibrent, telles des ailes d’ange prêtes à se déployer (lire la critique de la Chute des anges).
La circassienne va justement s’élever. Dans la seconde partie, elle évolue sur un agrès en forme d’escalier qui rappelle une colonne vertébrale. D’abord au sol, puis sur une structure verticale imposante, Raphaëlle Boitel tisse des liens entre morphologie et état psychologique. Entre ascension et attirance pour le vide, la femme cédera-t-elle au vertige ? Au fil des étapes, elle suit la voie. Sa voie. Plutôt que le dépassement de soi, cette allégorie nous apparaît comme un nécessaire jeu de déconstruction. Bien qu’abstraite, la proposition – très organique – est riche en sensations.
La rage de vivre
Avec Petite Reine, on ne touche pas non plus terre, mais pas pour la même raison. Si la première pièce est viscérale, la seconde est complètement barrée. Cette dernière, qui mêle performance acrobatique sur vélo et texte, s’inscrit dans la continuité thématique : les relations toxiques, l’emprise et les injonctions, qu’elles soient amoureuses, professionnelles ou sociales. Raphaëlle Boitel met en scène Édith, personnage lumineux qui nous raconte sa chute, avec humour et une rage de vivre salutaire.
En revanche, Petite Reine se distingue de la pièce précédente par le ton, décalé et loufoque. Bien qu’intimiste et grinçante, elle permet à Fleuriane Cornet d’y affirmer son potentiel théâtral, sinon clownesque. La pièce aurait d’ailleurs gagné à être moins bavarde. Entre les lignes, on aurait également deviné le désarroi de ce personnage en proie au doute et aux humiliations.
Toutefois, l’incarnation ne cède rien au naturalisme. Dans des respirations bienvenues, la talentueuse acrobate évolue dans des postures improbables, tourne en rond, trace son chemin dans le labyrinthe. Sa partition de circassienne est bluffante. Elle ne manque pas d’audace.
Lyrisme échevelé
L’ensemble est sublimé par des lumières en clair-obscur, marque de fabrique de cette compagnie. Les éclairages sculptent les corps et l’espace, donnent à voir, dans la Bête noire, chaque muscle et jusqu’au grain de la peau, pénètrent dans les interstices, les failles, tandis que les rais de lumière de Petite Reine traduisent l’emprisonnement, le morcellement de l’identité. Un travail sensible soutenu par une musique rock ou baroque.
Ces derniers temps, les contorsionnistes livrent des témoignages forts, comme Katell Le Brenn (cie Allégorie), également à l’affiche de cette édition de Circa, qui livre son « auto-corps-trait », dans Des nuits pour voir le jOur (lire la critique). Dans des univers singuliers, ces portraits saisissants d’humanité reflètent notre diversité. S’y dessinent le contour de nos états d’âme, nos rêves, nos traumatismes et moments de grâce, nos choix et contradictions. Rupture, chute, résilience… Ils témoignent de luttes d’êtres marqués par leur parcours. De femmes tout à la fois fragiles et puissantes. C’est de l’autofiction en majesté.
Léna Martinelli
La Bête noire
Cie L’Oublié(e)
Mise en scène et chorégraphie : Raphaëlle Boitel
Avec (en alternance) : Raphaëlle Boitel et Vassiliki Rossillion
Collaborateur artistique, lumière, scénographie : Tristan Baudoin
Conception agrès : Monika Wespi / Ingo Groher
Musique originale : Arthur Bison
Régisseur Plateau : Anthony Nicolas
Régisseur son et lumière : Thomas Delot
Durée : 25 min
Dès 10 ans
Salle du Mouzon • Du 18 au 20 octobre 2024
Petite Reine
Cie L’Oublié(e)
Mise en scène, chorégraphie : Raphaëlle Boitel
Avec : Fleuriane Cornet
Collaboration artistique, lumière : Tristan Baudoin
Musique originale : Arthur Bison
Assistante à la mise en scène : Vassiliki Rossillion
Régie générale, son et lumière : Thomas Delot
Costumes : Sabine Schlemmer
Durée : 30 min
Dès 10 ans
Salle du Mouzon • Du 18 au 20 octobre 2024
Tournée ici :
• Du 15 au 18 janvier 2025, Théâtre National de Nice CDN
• Du 24 au 26 janvier, Théâtre Joliette, scène conventionnée Marseille, dans le cadre de la BIAC
• Les 13 et 14 mars 2025, L’Agora, PNC de Boulazac (que Petite Reine)
• Les 1er et 2 avril, Gallia Théâtre, scène conventionnée de Saintes
• Les 4 et 5 avril, scène nationale Carré-Colonnes, à St-Médard en Jalles- Blanquefort
• Le 8 avril, Les Trois T, scène conventionnée de Châtellerault
• Le 17 avril, Théâtre Georges-Leygues, à Villeneuve-sur-Lot
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Nuit du Cirque 2024, annonce, par Léna Martinelli
Photo de une : © Pierre Planchenault