« Quand il y en a pour un, il y en a pour Se‑Tchouan »
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Avec ce Brecht-là, Jean Bellorini porte haut les couleurs du théâtre populaire. Du théâtre généreux et humaniste, porté par un bel esprit de troupe. Magistral !
Dans le Se‑Tchouan, une province reculée de la Chine, un dieu cherche une bonne âme. Il en trouve une seule qui accepte de le loger pour la nuit : une prostituée (Shen Té). Pour la remercier, il lui donne de l’argent ; elle quitte alors son métier et s’achète un petit débit de tabac. Quel cadeau du ciel ! En effet, d’autres ennuis commencent rapidement : passer de l’autre côté de la misère, c’est aussi devoir l’affronter. Misère physique, sociale, mais aussi morale. Car tout le monde abuse bientôt de sa générosité : « Quand il y en a pour un, il y en a pour Se‑Tchouan ». Vivant dans un monde où elle ne peut être elle-même, la jeune Shen Té se fait donc passer pour un cousin, homme de peu de foi, redoutable homme d’affaires qui l’aide face à l’impasse de la bonté. Le yin et le yang, en somme !
Brecht n’a jamais cessé de se demander comment changer le monde. Il s’interroge aussi sur l’injustice. Si la méchanceté est souvent récompensée, pourquoi ceux qui font le bien sont-ils si sévèrement punis ? Car en effet, ici, devant l’impuissance des dieux, les gens de bien se résignent à faire le mal. Formidable parabole de la bonté, cette pièce est un vibrant appel à la solidarité. Brecht dépeint ces habitants du Se‑Tchouan avec une clairvoyance qui laisse transparaître toute sa révolte face à l’écrasement des peuples. Mais si l’auteur est désespéré, son propos n’est pas si schématique que cela, avec les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Rappelons que cette pièce a été écrite entre 1938 et 1942, pendant que l’auteur fuit le nazisme.
C’est un Brecht très humain que celui de la Bonne Âme, avec sa brassée de sentiments, mais à l’écriture extrêmement tenue. Un théâtre où l’on n’oublie pas qu’on y raconte des histoires, avec et grâce aux artifices du théâtre. Une fête joyeuse, donc, où l’on peut y entendre tout, y compris les drames les plus graves.
Cette fresque épique ne pouvait qu’inspirer la Cie Air de lune. Les dix‑huit comédiens-musiciens-chanteurs-ouvriers du plateau, dont un enfant et deux comédiens de 80 ans, qui apportent tous trois un supplément d’humanité, semblent très heureux d’être ensemble. Tous jouent leur partition avec énergie et conviction, Karyll Elfrichi en tête, avec une remarquable interprétation de la « bonne âme ». À la schizophrénie, répond une judicieuse mise en abyme, puisque certains rôles de femme sont interprétés par des hommes. Un régal !
Sublime descente aux enfers
Dans cet esprit de fête foraine, vents, cordes, percussions résonnent fort, quand ce ne sont pas les acteurs qui poussent la chansonnette, comme celle – savoureuse – dédiée à la saint-glinglin. En chef d’orchestre, Jean Bellorini fait des merveilles, menant sa troupe à un rythme trépidant. Comment donc mettre en scène ces lendemains qui déchantent ? Au milieu de cette immense poubelle que peut représenter notre monde, les rideaux de fer claquent, les paillettes de pluie scintillent. Car Jean Bellorini n’oublie pas les étoiles, même si elles finissent par tomber aussi ! Cette histoire d’accession sociale n’est-elle pas en même temps celle de la ruine d’une partie de l’humanité ?
Il pleut beaucoup dans ce Brecht-là, et c’est tant mieux, car Jean Bellorini préfère aborder les classiques avec fraîcheur. Adresses directes au public, émotions maîtrisées, fulgurances poétiques, idées lumineuses… chaque tableau ménage son lot de surprises. Une scène d’amour ? Il situe l’action dans une fourgonnette miniature et éclaire, comme au cinéma. Dans ce coin de lumière, la magie opère inévitablement. Entre la fable et le réel, le spectacle mise sur le rêve qui se mue en cauchemar, sur l’espoir qui vire à la peur. La mise en scène joue donc sur les contrastes, les bascules. D’ailleurs, on rit, on pleure, on cogite, tour à tour. Comme quoi les émotions n’empêchent pas la réflexion ! C’est inventif, précis et efficace. Tous les choix sont justes, depuis les loupiotes jusqu’aux chaises en Formica, en passant par les costumes signés Macha Makeïeff ou encore la musique de bastringue.
Jean Bellorini, directeur d’un C.D.N. à tout juste 32 ans !
Depuis 2002, Jean Bellorini a suivi un parcours exemplaire. Après l’école Claude‑Mathieu, il est passé par le Théâtre du Soleil. Très vite remarqué (prix Jean‑Jacques‑Gautier 2012 de la S.A.C.D., prix de la Révélation théâtrale 2012 décerné par le Syndicat de la critique), il vient d’être nommé à la direction du Théâtre Gérard‑Philipe, C.D.N. de Saint‑Denis, où sa compagnie Air de lune est en résidence.
Sa conception du théâtre populaire plaît. Son goût des défis également car, avant Brecht, il a abordé Valère Novarina, François Rabelais ou Victor Hugo, des auteurs réputés difficiles. Alors, on ne peut qu’en redemander du théâtre de cette trempe‑là, profond et festif, intelligent et accessible. C’est rare et précieux. ¶
Léna Martinelli
la Bonne Âme du Se‑Tchouan, de Bertolt Brecht
L’Arche est éditeur du texte représenté
Traduction : Camille de la Guillonnière, Jean Bellorini
Adaptation : Jean Torrent
Cie Air de lune
Mise en scène : Jean Bellorini
Avec : Danielle Ajoret, Michalis Boliakis, François Deblock, Karyll Elgrichi, Claude Évrard, Jules Garreau, Camille de la Guillonnière, Jacques Hadjaje, Med Hondo, Blanche Leleu, Côme Malchiodi, Clara Mayer, Teddy Melis, Léo Monème, Marie Perrin, Marc Plas, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic, Damien Zanoly
Scénographie et lumière : Jean Bellorini
Costumes : Macha Makeïeff
Création musicale : Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic
Son : Joan Cambon
Maquillage : Laurence Aué
Photo : © Polo Garat / Odessa
Ateliers Berthier • 1, rue André‑Suarès • 75017 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu
Du 7 novembre au 15 décembre 2013, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures, relâche le lundi
Durée : 3 h 15 avec entracte
30 € | 20 € | 15 € | 6 €
http://www.youtube.com/watch?v=tM9RWHiNCeg#t=47
Tournée :
- Les 19 et 20 décembre 2013 : Comédie de Valence, Valence
- Du 7 au 12 janvier 2014 : Théâtre Firmin‑Gémier – la Piscine, Châtenay‑Malabry
- Les 16 et 17 janvier 2014 : espace Jean‑Legendre, scène nationale de l’Oise, Compiègne
- Les 23 et 24 janvier 2014 : Théâtre Liberté, Toulon
- Du 29 janvier au 1er février 2014 : la Criée à Marseille
- Les 6 et 7 février 2014 : l’Équinoxe, scène nationale, Châteauroux
- Les 13 et 15 février 2014 : le Cratère, scène nationale d’Alès, Alès
- Du 19 février au 2 mars 2014 : Théâtre de la Croix‑Rousse, Lyon
- Les 6 et 7 avril 2014 : Théâtre Louis‑Aragon, Tremblay‑en‑France