Les adieux d’un Maître dramaturge
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
En mai 2016, Frank Castorf créé une œuvre-testament adaptée de Boulgakov, en réaction à l’annonce de son éviction du mythique théâtre berlinois, la Volksbühne. Rejouer, aujourd’hui, à Avignon, ce spectacle endiablé et engagé, ne manque ni de panache ni d’émotion. Ce geste marque bien la fin d’une ère. Une très grande ère théâtrale.
Cet été, Claus Peymann a quitté la direction du Berliner Ensemble, fondé par Brecht. À la Volksbühne, le curateur flamand Chris Dercon (ancien directeur de la Tate modern de Londres), soupçonné de privilégier l’univers de la finance et du marché de l’art, au théâtre, a remplacé l’intendant Frank Castorf. Or, cette institution emblématique, née en 1890, ayant pour devise « l’art du peuple », a été édifiée en 1914, grâce aux membres d’une association ouvrière désireuse de faciliter l’accès du prolétariat à la culture. Certes, les Nazis ont mis fin à cette belle entreprise en bombardant le théâtre. Mais il a été reconstruit et est redevenu actif en 1950, en R.D.A. Longtemps, il a mis en lumière un répertoire et des metteurs en scène modernes. Puis, après la réunification en 1992, Frank Castorf a été nommé à sa direction.
Bien avant la chute du mur de Berlin, l’artiste, accueilli sur les scènes de l’Ouest et en Europe, avait été censuré par le parti communiste. Féru d’auteurs révolutionnaires, il avait privilégié des pièces d’Heiner Müller, Antonin Artaud, Bertolt Brecht ou Büchner, ainsi que Lessing et Shakespeare. Durant les vingt-cinq années passées à la Volksbühne, Frank Castorf a inventé un théâtre insurrectionnel, critiquant l’échec du capitalisme européen et la déchéance de la bourgeoisie. Il a multiplié les expérimentations pour inciter le spectateur à résister au consensus néolibéral et à refuser une réunification confinant au déni (ne cherchant pas à analyser les traumas passés en vue d’une résilience). L’enseigne trônant sur la Volksbühne, Ost (Est), était d’ailleurs une provocation à l’encontre de la situation de la république fédérale allemande. Le lieu était ainsi devenu un foyer de contestation et de résistance, tant sur le plan politique qu’esthétique.
Mais notre époque a fait sonner le glas du ce théâtre. L’ancien Berlin-Est n’est plus. Nous voilà désormais à l’heure de la rationalisation, de la marchandisation des biens culturels (spectacles, cinéma, arts appliqués et numériques). Christophe Marthaler vient récemment d’en prendre acte en rendant hommage à la Volksbühne qui l’a lancé, au Printemps des Comédiens à Montpellier. Quant à Frank Castorf, il a profité de l’invitation du Festival pour exprimer, tel Alceste tel Alceste dans le Misanthrope, « les haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses », dans Die Kabale (la Maison de Monsieur de Molière).
Un spectaculaire plaidoyer contre le pouvoir
L’auteur et metteur en scène allemand s’attaque donc à un roman et à une pièce de Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), qui évoque les liens entre le « dramaturge royal » et Louis XIV. Molière possède les faveurs de son roi mécène, mais les dévots « encapuchés » de la Compagnie du Saint-Sacrement (la cabale des hypocrites ultra-catholiques) lui nuisent considérablement (Dom Juan et Tartuffe, taxées d’athéisme et d’impiété, sont interdites). Le « maître » a aussi des troupes rivales et des proches qui le trahissent, comme Lully. De son côté, l’écrivain russe, aujourd’hui adulé, a également subi la censure de l’Union des écrivains de théâtre, en 1929. Écrit en 1933, son Roman de Monsieur de Molière n’est d’ailleurs publié dans son intégralité qu’en 1989, à Moscou. À plusieurs reprises, l’écrivain sollicite le soutien de Staline. Dans le spectacle, il est incarné par une actrice qui écrit au Théâtre d’Art pour requérir un emploi et se plaint de la solitude des génies. On voit également un acteur chercher à joindre au téléphone Dantchenko ou Boulgakov, déjà morts. Un discours de Meyerhold, adressé aux directeurs du Théâtre d’Art de Moscou (fermé, en 1938), se plaignant des tortures physiques et morales infligées par l’Union soviétique, est aussi lu de manière vibrante : « Sans art, pas de théâtre ! En chassant le formalisme, vous avez tué l’art ! ».
Frank Castorf s’empare donc d’une matière prodigieuse qu’il triture en toute liberté. Il la truffe de références pour dénoncer les rapports entre art et pouvoir, lui qui vient d’être évincé de son théâtre par le gouvernement. Outre la vie romanesque de Jean-Baptiste Poquelin, une mise en abyme nous plonge au cœur du tournage d’un film inabouti de Fassbinder, Prenez garde à la sainte putain. Le thème de ce scénario est la brutalité. D’ailleurs, le producteur maltraite son actrice et s’en prend aux techniciens. Puis, un acteur imite Monsieur Castorf disant à ses comédiens « qu’il ne suffit pas de réciter et de gesticuler, qu’ils sont loin de remporter les J.O. ». La troupe s’échauffe alors avant l’arrivée du roi car elle n’est pas prête : elle préfère lui présenter une farce. Plus loin, Madeleine Béjart (qui joue Elmire dans Tartuffe) demande au comédien français Jean-Damien Barbin de la mener chez Molière avant de mourir, sacrifiée par la Cabale. On note que la mise en scène dynamite sans cesse la temporalité mais que les séquences, s’enchaînant avec fluidité, concourent à la même signification. Tout en soulignant la terreur émanant du pouvoir (politique, religieux, financier) et s’exerçant contre la liberté d’expression (individuelle, artistique), Frank Castorf propose un hymne au théâtre. Ce dernier doit être « compréhensible par Meyerhold », nomade, dilettante, avec des comédiens capables de jouer Corneille et Racine de façon naturelle, de se dépenser sans compter, d’être irrévérencieux.
En vérité, l’artiste allemand nous livre ici la « substantifique moelle » de son théâtre, dans la lignée d’Artaud : un champ de bataille, un « scandale ironique », une représentation « mise en ruine », une esthétique intrusive et sophistiquée, populaire et insoumise. « Je ne peux imaginer l’art dans un monde équilibré » ; « Le théâtre était auparavant un événement culturel et anarchique, un grand départ. Il est dommage qu’aujourd’hui, nous cherchions toujours le consensus, jamais le désaccord. Et que par conséquent, rien de nouveau, d’extérieur ne se crée. Ou au moins une nouvelle question », confie Frank Castorf.
Du dérèglement au plus haut sens
De fait, ce spectacle, comme le dernier représenté à la Volksbühne, Faust I et II, met en exergue « des contradictions qui travaillent la société et les individus, dans des corps », explique l’actrice performeuse Jeanne Balibar. La première partie paraît folle et foutraque. Elle convoque plusieurs styles de jeux (comique, tragique, burlesque, déclamé, hurlé, trivial). Elle colle plusieurs espaces-temps sur le plateau, utilise un espace monumental, recourt à la caméra en live pour bien montrer au public que l’intimité, absente au XVIIe siècle, n’existe plus aujourd’hui. Les moindres recoins de l’immense piste du Parc des Expositions se trouvent exploités. Évoquant tour à tour l’entourage de Molière, ses pièces, celles de ses contemporains, Boulgakov, un tournage, elle donne le tournis. Mais la seconde partie resserre le propos idéologique et émeut terriblement. Bien après la représentation, on garde en mémoire la beauté fulgurante de la scénographie : elle rend hommage à la tradition du théâtre ambulant, elle critique les symboles passés ou présents du pouvoir et de l’argent, elle possède un aspect pictural. Le public reste aussi stupéfié par les déplacements furieux des corps, dans ce monumental « cercle de fiction » (la piste rappelle Joël Pommerat). Quant au jeu des acteurs, il est aussi grandiose et démesuré que le reste. À commencer par les géants français : Jean-Pierre Barbin endosse les costumes de Molière, d’Harpagon, d’Hippolyte ou d’un amateur de Cuba libre, avec une aisance surnaturelle. Jeanne Balibar irradie par sa voix, sa beauté féline, son énergie. Mais les Allemands ne sont pas en reste, de Georg Friedrich (Louis XIV) à Alexander Scheer, le clown au rire sardonique qui incarne Molière et Castorf, en passant par Lar Rudolph (le Cardinal) et les autres.
Alors, on peut déplorer l’utilisation extrême de la caméra en live et la disparition, parfois, des corps sur le plateau. Mais la vidéo, toujours proche des acteurs, permet d’assister à des scènes fameuses (la leçon d’orthographe érotique de Monsieur Jourdain, la scène du sac dans les Fourberies de Scapin). De même, la logique irrationnelle qui semble conduire le spectacle est compensée par des morceaux de bravoure savoureux : le monologue d’Harpagon dépossédé de sa cassette dans l’Avare, la déclaration d’amour à Hippolyte dans Phèdre) sont proférés avec des styles de jeu déroutants. Mais cette folie généralisée est tellement en accord avec le propos du metteur en scène et avec le génie théâtral qu’est Molière, qu’elle nous enivre jusqu’aux larmes. Au final, le héros immortel a « disparu », il est mort dans la terreur et le grotesque (obsédé par l’image d’une nonne arborant « un signe de croix »), sans enterrement digne. « Je lui adresse mes adieux », lui crie Frank Castorf dans son spectacle testamentaire. Nous joignons notre voix et notre cœur à la sienne : c’est auprès de nous que l’artiste cherche désormais crédit ! ¶
Lorène de Bonnay
Die Kabale, d’après Mikhaïl Boulgakov, Pierre Corneille, Rainer Werner Fassbinder, Molière, Jean Racine
Traduction : Thomas Reschke
Mise en scène : Frank Castorf
Avec : Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Frank Büttner, Jean Chaize, Brigitte Cuvelier, Georg Friedrich, Patrick Güldenberg, Sir Henry, Hann Hilsdorf, Rocco Mylord, Sophie Rois, Lars Rudolph, Alexander Scheer, Daniel Zillmann
Dramaturgie : Sebastian Kaiser
Musique : Sir Henry
Scénographie : Aleksandar Denic
Lumière : Lothar Baumgarte
Vidéo : Andreas Deinert, Mathias Klütz, Kathrin Krottenthaler
Son : Klaus Dobbrick, Tobias Gringel
Costumes : Adriana Braga
Production : Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Durée : 5 h 45 (entracte compris)
Arte Metropolis consacré à Frank Castorf
Photo : © Christophe Raynaud de Lage
Parc des Expositions • chemin des Félons • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Du 8 au 13 juillet 2017, à 17 heures, relâche le 10
De 10 € à 29 €
Billetterie : 04 90 14 14 14